Manassé Aboya Endong : « La politique d’intégration s’est voulue dynamique »
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Professeur, ce n’est pas très souvent que l’on entend le président de la République évoquer des thèmes comme celui du « sentiment de marginalisation » que les populations des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest éprouveraient. Qu’est-ce qui, de votre point de vue, peut expliquer cette sortie ?
A l’observation, l’essentiel de la littérature politique produite, de même que le contenu des différents discours prononcés jusqu’ici au sujet de la crise en cours dans les régions du Nord- Ouest et du Sud-Ouest présentent « le sentiment de marginalisation » comme une variable explicative, voire décisive de la situation actuelle vécue dans ces régions. On croit pouvoir expliquer et, fait assez curieux et suffisamment grave, justifier la crise dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest par les frustrations et la marginalisation des ressortissants de ces régions du Cameroun. C’est un discours assez populaire qui contribue à entretenir un malentendu, et à légitimer la crise et ses entrepreneurs. Une telle posture ne peut qu’inspirer et coproduire de façon mimétique d’autres entreprises similaires, si un travail de déconstruction n’est pas fait autour de cette façon de présenter et de justifier le mal. Vu sous ce rapport, le discours présidentiel apparaît comme une récusation, mieux un démenti point par point de ce qui a été évoqué pour légitimer cette crise. En effet, le président de la République qui incarne l’unité nationale, garant de l’intégrité du territoire et responsable de la défense nationale est donc dans son rôle. Il actionne le levier de la pédagogie présidentielle pour éconduire les velléités opportunistes d’instrumentalisation du sentiment de marginalisation à des fins politiques inadmissibles. En filigrane, le président de République anticipe sur d’autres velléités de récupération politique du sentiment de marginalisation à des fins politiques préjudiciables à l’idéal de construction nationale et de « vivre-ensemble ». Dès lors que l’on fait du sentiment de marginalisation un prétexte pour justifier la violence et légitimer le chaos, il faut craindre l’effet pygmalion qui pourrait contribuer à produire des prédictions créatrices autour de pareilles suggestions si rien n’est fait pour lever l’équivoque et dénoncer avec la dernière énergie cette perception des choses. Dans cette perspective justement, le discours présidentiel s’inscrit dans une logique d’anticipation d’éventuelles crises qui pourraient, par effet de contagion, se construire elles-aussi, autour du prétexte de la marginalisation, puisque gouverner c’est aussi prévoir. Il s’agit donc pour le président de la République de disqualifier le leitmotiv de la marginalisation qu’on convoque systématiquement pour légitimer l’indocilité et la dissidence.

Pour se faire comprendre, le président Paul Biya a indiqué que depuis bientôt 20 ans aujourd’hui, le second poste de l’exécutif a été attribué alternativement à des fils des deux régions. Quelle est, dans le système camerounais, l’importance du poste de Premier ministre auquel le chef de l’Etat a fait allusion ?
L’importance du poste de Premier ministre au Cameroun ne peut véritablement être appréciée qu’à partir du moment où on convoque au moins deux ordres de considérations : d’une part, les considérations d’ordre historique, d’autre part les considérations d’ordre juridico-politique. Pour ce qui est des considérations historiques, on ne peut nettement apprécier l’importance du Premier ministre au Cameroun qu’en prenant en compte le fait qu’historiquement, le Premier ministre a jadis été considéré comme la première personnalité du Cameroun. André Marie Mbida et après lui Ahmadou Ahidjo ont respectivement incarné ce rôle avec des fortunes diverses. Le Premier ministre était alors la clé de voûte officielle du système politique camerounais. Dans le même ordre d’idée, on ne peut objectivement apprécier l’importance du poste de Premier ministre que si on convoque des réalités historiques qui ont incontestablement contribué à construire l’aura même de cette fonction et entretiennent le charisme de celui qui l’occupe aussi bien symboliquement que stratégiquement. Il en est ainsi du fait qu’historiquement, le Premier ministre a été fait « successeur constitutionnel du président de la République » à la faveur de la réforme constitutionnelle du 29 juin 1979. Le président Paul Biya est lui-même un ancien Premier ministre. Par ailleurs, un autre fait pertinent de mise en exergue de l’importance du Premier ministre au Cameroun est le fait qu’au plus fort des années dites de « braise », la sortie de crise négociée lors de « la Tripartite » tenue du 30 octobre au 17 novembre 1991 fut présidée par le Premier ministre d’alors, le très regretté Sadou Hayatou. Ces faits vérifiables attestent que l’histoire politique du Cameroun a contribué à construire une aura politique d’envergure au Premier ministre ex qualite. La charge symbolique de ce poste est grande du fait de son historicité. Cette importance du Premier ministre se traduit dans le droit politique qui encadre l’exercice de cette fonction hautement straté gique. En effet, d’un point de vue juridico-politique, le poste de Premier ministre est d’une importance cruciale dans le système politique camerounais. La Consti- tution de la République du Cameroun précise que « le Premier ministre est le chef du gouvernement et dirige l’action de celui-ci ». Il partage avec le président de la République une part importante du pouvoir réglementaire. De ce point de vue, c’est une personnalité de premier plan dans le système politico-administratif camerounais. Confier ce très haut niveau de responsabilité à des personnalités issues des régions du Nord-Ouest ou du Sud-Ouest de façon continue depuis bientôt trois décennies est une haute marque de confiance qui contribue à consolider l’intégration politique desdites régions et déconstruit de ce fait même, l’idée de la marginalisation entretenue.

Il n’y a pas que la primature aujourd’hui qui est attribuée aux ressortissants de ces deux régions ?
La politique d’intégration conduite par le président de la République s’est voulue dynamique et évolutive à ce niveau. Il s’agit de consolider le projet de construction d’une nation en faisant participer l’essentiel des sensibilités politiques, culturelles, etc. au projet d’édification d’un Etat prospère qui s’enrichit de sa diversité culturelle. Dès lors, la prise en compte du double héritage colonial du Cameroun a conduit à diversifier les sites et lieux d’intégration nationale. L’un de ses sites est la mise à contribution des ressortissants des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest à la gestion des affaires publiques. En l’état, et en dehors du poste de Premier ministre, d’importants postes de la haute administration sont occupée par les ressortissants du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Ils sont ministres, directeurs généraux, secrétaire d’Etat, etc. Par exemple, le ministre de l’Administration territoriale, ministre des Enseignements secondaires, celui chargé du Contrôle supérieur de l’Etat, Secrétaire général adjoint à la présidence, secrétaire permanent du Conseil national de la Sécurité ainsi que des gouverneurs de région, recteurs d’universités, le directeur général du Trésor, le directeur général des Douanes, le président d’Elecam (Election’s Cameroon), le directeur de la Sécurité présidentielle, le président du Conseil national de la Communication, le président de la Commission nationale des droits de l’Homme, président de la Chambre judiciaire de la Cour suprême, ambassadeurs, directeur de la Caisse de stabilisation des prix des hydrocarbures (CSPH), etc. sont des ressortissants de ces régions. Ce n’est donc pas une affirmation gratuite que de dire à la suite du ministre Paul Atanga Nji ; lui-même ressortissant de l’une des régions concernées, que : « le chef de l’Etat a toujours accordé aux anglophones un traitement préférentiel ».

Quel autre levier le président de la République pourrait-il encore actionner pour faire taire définitivement ce « sentiment » ? Beaucoup d’observateurs voient en la décentralisation, une issue ?
La question se pose davantage en termes de perspectives et d’opportunités de développement. Le sentiment de marginalisation apparaît donc comme un désir d’épanouissement collectif, l’expression d’une volonté de participation politique pour ce qui concerne les affaires locales. De ce point de vue, il serait par exemple souhaitable de faire participer davantage les populations à la gestion de leurs propres affaires en accélérant véritablement la décentralisation. C’est cette option qui est prônée par le président de la République de manière constante. C’est ce que signifie : « marcher sur les pas des pères fondateurs » ; eux qui, historiquement ont fermé la parenthèse du fédéralisme que certains reconsidèrent aujourd’hui avec une nostalgie sans doute trompeuse. D’un point de vue technique, et au-delà des considérations sur les formes d’Etat, il faut dire qu’entre les deux options, la différence n’est finalement qu’une différence de degré d’autonomie, puisqu’en réalité la décentralisation peut aussi apparaître comme le substitut ou l’équivalent fonctionnel du fédéralisme mutati mutandi. Il faut donc aller à la décentralisation sans idées reçues et avec la conviction qu’elle pourrait combler les attentes et dissiper le sentiment de marginalisation, surtout si elle est pratiquée avec professionnalisme, tout en prenant en compte des réalités proprement camerounaises, en l’occurrence la spécificité des régions concernées. L’option pour la décentralisation est une issue historiquement construite qu’il convient aussi d’expérimenter à fond pour, in fine, en connaître les nombreuses opportunités qu’elle garantirait. Le pari de la décentralisation est donc fondamentalement réaliste, opportunément sobre et lucide.

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