LA « GUERRE MENÉE PAR LA FRANCE AU CAMEROUN selon l'historien Jacob Tatsitsa
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LA « GUERRE MENÉE PAR LA FRANCE AU CAMEROUN selon l'historien Jacob Tatsitsa :: CAMEROON

Jacob Tatsitsa est enseignant. Il a été conseiller historique à la réalisation du film documentaire du Suisse Frank Garbely intitulé «Assassinat de Félix Roland Moumié» coproduit par la chaîne de télévision helvétique TSR et la franco-allemande Arte TV en 2005. Il est coauteur avec les Français Thomas Deltombe et Manuel Domergue de l’ouvrage «Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique 1948-1971», paru aux Editions La Découverte en 2011.

Le président français François Hollande est annoncé à Yaoundé en ce début du mois de juillet 2015. Ce sera sans doute l’occasion d’évoquer la guerre cachée menée par l’armée française contre les nationalistes camerounais qui aurait peut-être entraîné des centaines milliers de morts dans l’Ouest-Bamiléké et la Sanaga-Maritime durant la période 1950-1960. Vous êtes coauteur d’une enquête documentée sur ces faits intitulée: «Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique». Confirmez-vous les bilans macabres de cette guerre?

C’est délicat d'établir un bilan précis des victimes de cette orgie de violence dont la responsabilité incombe à la France. Je confirme la fourchette crédible d'estimations suivante: 20 000 morts pour la seule année 1960, selon le général Max Briand, chef des opérations militaires; 20 000 à 100 000 morts entre décembre 1959 et juillet 1961, selon la revue Réalités; 61 300 à 76 300 civils tués de 1956 à 1964, selon les archives britanniques citées par l'historienne Meredith Terretta; 120 000 morts pour les trois années d'insurrection en pays Bamiléké selon André Blanchet, journaliste au Monde citant une source anonyme.

Souhaiteriez-vous que par la voix de François Hollande, la France admette enfin ces crimes au Cameroun?

Je le souhaite vivement mais j’ai peur qu’il ne le fasse pas. Cette peur procède de l’occultation et de la censure systématique de cette guerre menée au Cameroun par la France. Elle est très mal connue par les dirigeants actuels de ce pays, qui en ignorent jusqu’à l’existence. Interpellé en 2009 sur la responsabilité de la France dans la liquidation des leaders upécistes, l’ancien premier ministre François Fillon n’est pas passé par quatre chemins pour dire qu’il s’agissait d’une « pure invention ». La France, au-delà de cette reconnaissance, doit cesser de cautionner la gérontocratie qu’elle a installée au pouvoir. Elle pille, détourne, opprime et pousse la jeunesse camerounaise à l’exil ou à la mort.

Comment expliquer que le président Hollande recommande que la recherche se poursuive autour de la Shoah à l’occasion de la dernière commémoration pour que rien ne tombe dans l’oubli alors qu’en ce qui concerne les crimes infligés aux Africains (en Haïti, aux Antilles françaises, etc.), l’histoire est différente. On se concentre parfois sur les collabos africains en exigeant des victimes le pardon tandis qu’il est constamment demandé d’oublier les drames subis. Comment expliquer cette différence de traitement?

A mon humble avis c’est le peu d’importance accordée à la littérature de ses prédécesseurs, particulièrement ceux qui ont fait carrière dans les colonies. C’est le cas de Pierre Messmer qui a été Haut commissaire au Cameroun. Il ne voudrait pas renier une dictature que la France a mise en place et soutenue jusqu’aujourd’hui.

Quelle est, à votre avis, l’ampleur des dégâts matériels, sociologiques, psychologiques et politiques de cette guerre régionale in situ?

Pour isoler les combattants de l’Armée de libération nationale de Kamerun (ALNK) des populations et contraindre ces derniers à rejoindre les camps de regroupement, les campagnes étaient soumises à des opérations dites d’envergure. Les maisons étaient rasées par d’intenses bombardements de T6 à l’aide des munitions incendiaires. Toutes les habitations ont été rasées sauf quelques exceptions. Un bouleversement social s’en est suivi: les camps de regroupements étaient installés sur des terrains sans les avis des propriétaires. À la fin de la guerre, nombreux sont ceux qui ont confisqué les portions attribuées pour la circonstance.

Les propriétés de nombreux nationalistes ont été occupées par les « collabos ». C’est le cas de Benoît Zotcha à Bansoa. La torture systématique, les exécutions sommaires, les disparitions forcées, les viols et les bombardements ont laissé de sérieuses séquelles psychologiques. Les images des Upécistes jetés par-dessus du pont sur la Sanaga entre Mbebe et Kikot par Pierre Dimala ont traumatisé les riverains. Presque tous les témoins que nous avons rencontrés au Cameroun affichent une méfiance teintée de peur. Très peu de survivants de cette période acceptent transporter une correspondance sans connaître le contenu. C’est la peur d’avoir à répondre de l’accusation de propagation de fausse nouvelle ou d’être accusé de « subversif ». Peu nombreux sont aussi ceux de cette génération qui acceptent débattre de sujets à caractère politique.

Quels furent les villages les plus touchés par les massacres français en pays Bamiléké et quels sont les royaumes dont les souverains coutumiers avaient tactiquement choisi de collaborer pour mettre leurs sujets à l’abri de la répression armée?

L’ampleur des massacres est telle que je ne peux citer que les moins touchés. C’est le cas de Bafou, Bandjoun, Baleng et Batcham. Je ne pense pas que l’intérêt était de mettre leurs populations à l’abri de la répression. Les raisons de cette collaboration étaient la défense d’intérêts égoïstes: le matériel et le pouvoir. Un petit exemple, le chef Etienne Djuatio de Batcham, localité qui abritait, en 1960, une base de l’armée française, s’était engagé à combattre les nationalistes contre sa libération de prison et sa réinstallation au trône de la chefferie de Batcham en 1950.

Selon une Universitaire française enseignant aux Etats-Unis d’Amérique, la guerre française au Cameroun s’est notamment faite à l’aide de nombreux soldats provenant des autres colonies africaines de la France. En aviez-vous connaissance?

Oui. Dans les archives, j’ai retrouvé la description du déploiement des troupes venant de l’Afrique Équatoriale Française (AEF) et de l’Afrique Occidentale Française (AOF) pour réprimer les émeutes de mai 1955. Ce déploiement s’est intensifié de 1956 à 1964. Leurs images sont restées gravées dans les mémoires des témoins rencontrés à cause de leurs cruautés et des balafres de certains. Les survivants parlent des Keagueo (Balafré) qui parlaient le « moi y en a. Toi connais moi où? » Ce sont des expressions qui, selon les témoins, traduisaient leur manque de maîtrise du français et des consignes.

Qu’est-ce qui explique qu’après ces massacres, la France ait continué de tuer des leaders nationalistes en voyage à l’étranger à travers des agents de services secrets comme ce fut le cas notamment du président de l’Union des Populations du Cameroun (UPC), Félix-Roland Moumié?

A mon avis, c’est l’approche française qui consiste à décapiter les mouvements de libération qui sous-tend ces assassinats. La mobilisation et l’activité de Moumié, sur le plan interne et international pour l’UPC, compliquait la campagne de répression de la France.

La France a quelquefois excipé l’argument selon lequel elle était obligée de réprimer les nationalistes camerounais parce qu’ils étaient des «terroristes» et des communistes s’opposant au jeu démocratique. L’ancien gouverneur français Pierre Messmer - devenu premier ministre français entre 1972 et 1974 – défendait cette position. Quel est votre avis sur la question?

C’est un prétexte. À partir des sources d’archives, nous avons démontré que l’UPC n’était pas un parti communiste. P. Divol qui était le directeur de la Sûreté l’a écrit noir sur blanc dans son rapport de 1955. C’est la répression française qui a poussé certains dirigeants Upécistes à se tourner vers le camp soviétique pour trouver des soutiens sur la scène internationale. Par ailleurs, l'UPC n'était pas un bloc homogène

Comment expliquer le silence de l’intelligentsia camerounaise sur ces massacres depuis les années d’indépendance?

Je ne peux expliquer cette attitude que par l’expression camerounaise selon laquelle « La bouche qui mange ne parle pas et celle qui aspire à manger ne doit pas parler ». Cette attitude tient aussi à la peur des représailles, des blocages de carrières et des affectations disciplinaires. Briser ce silence ou travailler sur ces thèmes vous expose par exemple au risque d'être constamment harcelé par des appels téléphoniques anonymes. J’ai fais cette douloureuse expérience. Les supplices vécus par les nationalistes m’incitent à ne pas abandonner.

Doit-on, à votre avis, inscrire les détails de cette guerre dans les cours d’histoire à l’école?

Impérativement. Cette guerre est toujours occultée. Il faut balader le micro dans la rue camerounaise pour se rendre compte de l’énorme travail à abattre pour vulgariser cette histoire. La propagande à laquelle les Camerounais sont soumis fait des ravages.

Ne va-t-on pas assister, suite à vos propos, à des postures discordantes comme celle de l’Universitaire camerounais Mathias Owona Nguini qui a préconisé dans un rapport de l’Assemblée nationale française que l’on «dépassionne» ces débats impliquant la France et que l’on en arrive à en parler sur le même pied d’égalité que la France? Qu’en pensez-vous?

Notre débat est scientifique et les postures discordantes nous sont très utiles. Le professeur ne faisait pas allusion aux auteurs de Kamerun! Nous sommes très loin d'une situation où les Camerounais pourraient parler sur un "pied d'égalité" avec les autorités françaises. Les intérêts ne sont pas les mêmes des deux côtés.

© Camer.be : Propos recueillis par Jean-Marc Soboth

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