Cameroun - Opération Epervier : Le Tcs ou les « frivolités » de la justice camerounaise
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Menées par le Tribunal criminel spécial, l’arrestation suivie de la libération moins de 24h après de Louis Bapès Bapès revêt une certaine fragilité dans le processus de lutte contre la corruption au Cameroun.

L’opération Epervier présentée comme la lutte contre les atteintes à la fortune publique perpétrées par certains membres de l’entourage du chef de l’Etat, Paul Biya, a suscité, très tôt, un certain scepticisme. L’on a alors assisté à des interpellations spectaculaires de quelques uns des anciens dignitaires du régime (secrétaires généraux de la présidence de la République, ministre de la Santé, ministre des Finances, directeurs généraux de sociétés parapubliques, etc.) et des condamnations tout aussi spectaculaires. Plus d’une décennie après sa mise en oeuvre, l’opération Epervier n’impressionne ni par sa transparence, ni par sa cohérence.

« Il y a des dirigeants qui semblent inscrits sur la liste des sacrifiés, pour des raisons qu’on ignore et d’autres pour lesquelles les objurgations de l’opinion publique renforcées par les rapports des organes officiels ne changeront pas une seule ligne du destin. La répression de l’opération Epervier ne brille ni par sa certitude, ni par sa promptitude », constate Me Assira Engoute.

Mascarade politico-judiciaire

Pour tenter d’y redonner des couleurs, les autorités politiques ont cru devoir créer un Tribunal criminel spécial et une procédure nouvelle applicable devant toutes les juridictions qui ont à connaître des atteintes à la fortune publique. Les tares ci-dessus relevées contre l’opération Epervier semblaient avoir définitivement remis en cause la crédibilité de cette juridiction que beaucoup considèrent comme une « mascarade politico-judiciaire ». L’impensable se produit alors le 31 mars 2014 : l’opération Epervier s’est attaquée à un ministre en fonction, Louis Bapès Bapès, ministre des Enseignements secondaires. Une ère nouvelle va commencer. En effet, lorsque ce fameux lundi, 31 mars 2014, Louis Bapes Bapes répond à une convocation d’Annie Noëlle Bahounoui, Juge d’instruction au Tcs, il s’agit en soi, d’un évènement : la plupart du temps, ses collègues convoqués dans les mêmes conditions ignorent purement et simplement la justice.

Se doutait-il du sort qui serait le sien ? Toujours est-il que ceux qui connaissent le rituel subodorent qu’il se prépare quelque chose. La plupart des habitués se doutent en effet que ce qui s’y prépare est inhabituel : ce jour-là, la cour du Tcs est pleine de véhicules banalisés et la sécurité est renforcée. Pendant ce temps, le président du Tribunal criminel spécial, Yap Abdou, luimême, visiblement préoccupé, supervise et coordonne l’activité des cabinets d’instruction, des portes s’ouvrent et se referment frénétiquement sur des conciliabules brefs. Le ministre a été pris en charge par le corps spécialisé des officiers de police judiciaire logés dans l’arrière-cour du Tribunal criminel spécial. Après s’être assurée que le dispositif du Tcs voisin était bien prêt, l’escorte conduit Bapes Bapes qui traverse la cour pour être présenté au juge d’instruction, qui au terme d’un entretien bref lui signifie son inculpation et son placement en détention provisoire. Fin du premier acte.

« L’affaire Bapès Bapès n’est que l’avatar d’une opération bricolée qui portait en elle-même les germes de son impéritie. Et que cela se produise devant le Tribunal criminel spécial n’est pas étonnant : la vipère finit souvent par mordre son propriétaire. Dire que cette juridiction a été créée, pour améliorer les moeurs judiciaires ! », fulmine Me Assira.  

Rocambolesque remise en liberté

Moins de 24h seulement après la mise en détention provisoire de tout un ministre de la République en fonction, le Tcs procèdera à une tout aussi soudaine, mais, rocambolesque remise en liberté. Le placement en détention de l’ancien directeur général de la Magzi est apparu comme une bravade judiciaire. Toutefois, il est important de signaler que les ministres et autres membres du gouvernement ne sont protégés par aucune immunité et peuvent, de ce fait, légalement être poursuivis devant tout tribunal de la République. De fait, toutes les affaires relevant de l’opération Epervier sont des dossiers signalés.

Cette férule est exercée par le parquet. Celui-ci qui à sa tête le ministre de la Justice, Garde des sceaux, était donc parfaitement au courant de la procédure contre Louis Bapes Bapes. « Cette vassalisation du siège par le parquet est encore plus grande devant le Tribunal criminel spécial où, à part une chemise-témoin dans laquelle ne figurent que quelques feuillets de procédure destinés à orienter les juges d’instruction dans la mise en forme des exigences du parquet, les juges d’instruction n’ont pas de dossier de procédure. Ils ignorent donc l’essentiel du dossier sur lequel il leur est instamment demandé de se prononcer. Le plus curieux est que ces juges d’instruction s’accommodent de cette situation qui constitue pourtant une absolue négation de leurs prérogatives », fait remarquer Me Assira Engoute.

C’est ainsi que le dossier Bapès Bapès ouvert depuis le début de l’année 2010 par le Tribunal de grande instance (Tgi) du Mfoundi arrive, après ordonnance de dessaisissement du juge d’instruction du Tgi et ordonnance de disjonction devant le Tcs. Tel que cela est observé dans la pratique, à la demande du parquet et sous sa responsabilité, le juge d’instruction en charge du dossier a inculpé Louis Bapès Bapès alors, ministre en fonction. Toutes les précautions de bienséance et de préséance ont été prises : en raison de la qualité de la personne poursuivie, le président du Tcs a vraisemblablement été averti. En tout cas, il mène, en personne, de brèves concertations, en attendant l’arrivée de l’illustre hôte. Il s’est donc agi d’une action organisée, préparée, concertée entre le siège et le parquet du Tcs.

Bienveillance exceptionnelle

« Si la culture de la liberté avait été consacrée au Cameroun, Monsieur Bapès Bapès ne serait pas allé aussi facilement en détention, alors que tout plaide pour qu’il soit poursuivi libre : son âge, ses fonctions, les attaches familiales, etc. et qu’il offre ainsi des garanties de représentation. Si la justice veut profiter du cas de Bapès Bapès pour affirmer son indépendance, elle doit ordonner les remises en liberté dans tous les dossiers où la détention ne se justifie pas ou plus », pense pour sa part Me Bernard Keou. Le cas Bapès Bapès pose en outre la question de la remise en liberté avec ou sans caution.

En effet, placé en détention provisoire le 31 mars 2014 dans les conditions ci-dessus rappelées, pour une durée de six mois jusqu’au 30 septembre 2014, le ministre Bapès Bapès est remis en liberté le 1er avril 2014, soit 24h plus tard, par une ordonnance prise par le même juge. Il va sans doute dire que le cas du ministre a été traité avec une « bienveillance exceptionnelle ». « La reculade de la justice dans ce dossier ne peut s’expliquer que par l’intervention extérieure d’une autorité qui cumule les deux qualités suivantes : Elle a un intérêt politique au maintien en fonction de Louis Bapès Bapès, elle a un rang hiérarchiquement supérieur à celui du ministre d’Etat, ministre de la Justice. Au regard de l’ordonnancement des pouvoirs au Cameroun, il ne peut s’agir que de la Présidence de la République. Mais, si telle hypothèse était vérifiée, telle intrusion dans le cours de la justice est de nature à constituer également une infraction pénale.

En outre, d’un point de vue strictement politiste, cet épisode conduit au constat que la présidence de la République n’a pas cautionné les initiatives prises par la chancellerie, cela voudrait dire qu’il désavoue les initiatives du ministre de la justice, viceprésident dudit Conseil supérieur de la magistrature », poursuit Me Assira dans sa diatribe. L’affaire Bapès Bapès met au grand jour le fait que la cible semble choisie arbitrairement et désignée, non par les magistrats, mais sur des critères qui échappent désormais à la compréhension du public. La lutte contre la corruption apparaît donc davantage encore comme un prétexte. Et puis, comme l’a dit l’ancien Premier ministre, Inoni Ephraim, lorsqu’il a été déclaré coupable et condamné à 25 ans de prison au Tribunal criminel spécial, « pour être immolé, l’agneau du sacrifice n’a pas besoin d’être coupable ».

© Le Jour : Eitel Elessa Mbassi

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