Rictus et invectives
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Un vendredi ordinaire, à un carrefour de Yaoundé… Dans un flot incessant, les véhicules, pour la plupart des taxis jaunes aux mille et une vies, avancent par à-coups pour faire de la place aux motos qui slaloment à leurs côtés au mépris de tout. Soudain, c’est le choc, suivi par la clameur des badauds : « Ooooooh! Il l’a tué ! » Sur le bitume gît une moto. À côté, son conducteur, sonné. Pas besoin d’être expert pour comprendre que le motocycliste et sa conduite hasardeuse sont responsables de l’accident.

L’évidence se dilue soudain dans un bouillon kafkaïen. L’automobiliste reste prostré sur son siège, probablement sous le choc, lui aussi. La foule, qui s’est formée en quelques secondes, interprète cette immobilité comme un refus d’assistance à personne en danger, un « crime » qui évolue rapidement en suspicion de délit de fuite. Des invectives pleuvent. « Bloquez son véhicule ! »

Un mur humain se dresse illico devant la berline. Le conducteur finit par en sortir. Rictus et invectives se font plus durs : il a le profil type d’une race profondément haïe dans cette société majoritairement pauvre et débrouillarde, celle qui a réussi trop tôt, trop facilement, trop bien.

Qu’importe si personne ne le connaît, à Yaoundé…Rouler si jeune dans un véhicule si neuf et dans un costume si bien coupé ne peut signifier qu’une chose : on appartient à la classe des « mangeurs », celles des gens d’en haut dont la moindre miette tombée de la table de l’opulence suffirait à en engraisser plus d’un. Le jeune homme tente de se justifier, en vain. Ses explications sont vite balayées par une sentence laconique : « Mon frère, tu n’as rien à dire, ta voiture est intacte, notre ami, lui, est blessé. »

Le conducteur renonce à se mettre en colère. On lui intime l’ordre d’ouvrir sa jolie voiture. L’accidenté y est installé d’autorité tandis que deux autres quidams, gardes du corps autodésignés, occupent les places vacantes. Les histoires de motocyclistes abandonnés aux urgences des hôpitaux par des « chauffards riches et chiches » sont légion. Alors : « Tant qu’il n’aura pas payé pour les soins du blessé, il ne partira pas !» Le véhicule s’ébranle sous les vivats de la foule. Un V de victoire est brandi à travers la vitre par l’un des gardes du corps.

Qu’on se rassure, Yaoundé n’est pas une zone de non-droit. Très souvent, la police interrompt à temps les apprentis Torquemada dans leur élan de justiciers du vendredi. Néanmoins, le phénomène est intéressant du point de vue sociologique. À l’instar de la plupart des capitales subsahariennes, Yaoundé est une ville clivée, avec des niveaux d’inégalité parfois abyssaux. Seulement, avec le temps, la ségrégation socio spatiale en vigueur dans cette cité d’origine coloniale a vite cédé le pas à une mixité de fait. Dans les quartiers, riches et pauvres se côtoient au gré du rêve camerounais, qui tantôt fabrique des success-story difficiles à retracer, tantôt désagrège le tissu social au gré des faillites et des licenciements économiques, préludes à la précarité.

Uniforme jaune moutarde

La différence entre classes tient aux hauts murs érigés autour des bâtisses des nantis et aux gardiens en uniforme jaune moutarde chargés de dissuader les quémandeurs, les amis de circonstance, la famille élargie – aux problèmes tout aussi tentaculaires et insolubles, et qui arrive toujours sans prévenir, moins par impolitesse que par tactique, l’effet de surprise ayant fait ses preuves depuis des millénaires. Il existe heureusement des agoras où circule le peuple sans distinction de classe sociale : les rues. Moto ou au volant d’une énorme cylindrée, chacun y profite d’une part de l’illusion égalitaire, criant sa rage, sans qu’on sache si ces invectives sont destinées aux nombreux chauffards ou à un système qui oppresse au tant qu’il délaisse.

En cas d’accident impliquant l’un de ceux qu’on soupçonne, à tort ou à raison, d’être de la caste des « mangeurs », c’est la curée : entre l’ambulancier, le brancardier ou l’assureur, le malheureux passe par toutes les cases symbolisant les échecs du système dont il est censé profiter, dans un simulacre de justice aussi inique que celle subie au quotidien. Ces incidents, souvent, se terminent plutôt bien. Sauf en cas de décès de l’un des accidentés. Mais ça, c’est une toute autre histoire.

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