De quel côté se trouve encore l’énergie au Cameroun ?
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De quel côté se trouve encore l’énergie au Cameroun ? :: CAMEROON

Jusqu’ici, Paul Biya a remporté toutes les guerres qu’il a menées  contre ses adversaires, ses amis, et même ses propres enfants politiques. Il a d’abord vaincu son père spirituel, Ahmadou Ahidjo, ce « Dieu du Nord » qui l’avait mis au pouvoir  puisqu’on dit que c’est Dieu qui l’a mis au pouvoir. Il a fini par le condamner à mort. Puis vinrent les guerres contre ses compagnons de route : Ayissi Mvodo, Samuel Eboua… tous balayés.

Il a vaincu ses « petits frères » comme Titus Edzoa.
Et il a dévoré ses propres enfants politiques : Abah Abah, Mebara, Marafa, Olanguena, Mebe Ngo’o tous ces fidèles jadis puissants, réduits au silence. Tels des agneaux, ils se sont laissés conduire à l’abattoir, parfois même avec leurs épouses, comme Mebe Ngo’o, sans un cri, sans un sursaut de dignité. Quand on a été DCC, chef de la police, chef des armées, et qu’on se laisse arrêter ainsi, c’est dire la profondeur de la soumission. Pendant ce temps, le peuple camerounais, hypnotisé par les images de ces arrestations retransmises à la télévision nationale, applaudissait ces victoires. Il se nourrissait de la chute des puissants comme d’un spectacle, oubliant que ces triomphes n’amélioraient en rien leurs vies. On a même fini par célébrer, avec Biya, notre entrée au PPTE, le club sélect des Pays Pauvres Très Endettés. Mais cette fois, la guerre est différente. Car l’adversaire qui se dresse n’est plus un homme à manipuler. Issa Tchiroma Bakary n’est pas une créature reconnaissante.

Et c’est peut-être pour cela que Paul Biya perdra cette dernière guerre. Tchiroma arrive armé de narratifs puissants, enracinés dans une mémoire que beaucoup de Camerounais ressentent profondément. Le premier est celui du Nord trahi : ce Nord qui, par Ahidjo, avait donné le pouvoir à Biya et que Biya a ensuite abandonné, méprisé, oublié.

Ahidjo lui avait laissé un pays debout ; il en laisse aujourd’hui un à genoux. Ce ressentiment du Nord, cette blessure d’honneur, Tchiroma la porte avec lui. Le second narratif, plus explosif encore, est celui de la légitimité démocratique. Tchiroma se présente comme celui qui a gagné, à la régulière, cette élection et que Biya veut lui voler sa victoire.

Ce sentiment d’injustice, dans un pays fatigué de la fraude et du mensonge, devient une force.
Et pour la première fois, cette force ne vient pas d’en haut, mais d’en bas. Car cette dernière guerre n’est plus idéologique, elle est énergétique. Et dans ce domaine, le régime Biya n’a plus rien à donner. Le RDPC, jadis machine de guerre, est devenu un corps sans âme. Les ministres en campagne n’avaient plus de voix, plus de feu : on voyait qu’ils n’y croyaient plus.

Leurs meetings ressemblaient à des processions d’hommes rassasiés, engoncés dans leurs privilèges, dansant mécaniquement sur des musiques saturées, sans rythme ni conviction.
L’énergie politique n’était plus là, car l’énergie vient toujours d’une cause. Et quelle cause défendent-ils encore ? Ils ont remplacé la cause par la posture, la conviction par la prudence, la pensée par le mimétisme.

Ceux qui se réclament de Paul Biya imitent jusqu’à son silence, reproduisant cette hypnose collective où l’immobilité devient une forme de respectabilité. Même l’argent, autrefois moteur de toutes les mobilisations, ne fonctionne plus. On distribue des enveloppes aux policiers, aux gendarmes, aux chefs traditionnels, aux militants. Mais cet argent ne produit plus rien. Il corrompt, il divise, il endort.

L’argent a cessé d’être énergie.
Pendant ce temps, une énergie nouvelle se manifeste, celle de ceux qui refusent la léthargie.
Hier, des Camerounais, à Dschang, Douala, Bafang, Kousseri ou Garoua, se sont levés pour défendre les résultats, pour dire non à la fraude et à la résignation. Leur énergie ne vient pas d’un mot d’ordre, mais d’un sursaut moral. J’ai compris ce qu’est l’énergie la vraie grâce à un homme que j’ai eu la chance de rencontrer plusieurs fois, dans sa cuisine à Durham, en Caroline du Nord, alors que j’enseignais à Duke University. Il s’appelait John Hope Franklin, le plus grand historien de l’esclavage, auteur du monumental From Slavery to Freedom. Quand il m’a confié qu’il était diplômé de Harvard en 1938, je lui ai dit, compatissant :

« Cela devait être difficile à l’époque. »
Il m’a regardé calmement, du haut de ses 90 ans, et a répondu :
« Pourquoi ? J’y suis allé pour prendre ce que j’étais venu chercher. Ce que j’ai fait. »
Je ne pensais pas qu’un homme de cet âge pouvait avoir encore autant d’énergie.
Quand je lui ai demandé ce qu’il pensait de la situation des Noirs, il m’a répondu avec un optimisme inébranlable :
« Aucune civilisation au monde n’a réussi à partir d’aussi bas pour arriver là où nous sommes aujourd’hui. Beaucoup n’ont pas survécu. »
Et il me rappela que Michael Jackson, “le roi de la pop”, n’aurait pas pu passer à la télévision quelques décennies plus tôt simplement parce qu’il était noir.
John Hope Franklin, malgré sa stature d’homme respecté, restait habité par la colère du juste.
Il m’a raconté comment, lors d’une réunion du conseil d’administration de Duke University, un vieil homme blanc lui avait remis son manteau, le prenant pour un planton. Il avait failli le frapper, me dit-il.

Cette énergie de résistance, Franklin la tirait d’une cause : la dignité noire.
À 90 ans, il travaillait encore sur un livre consacré à son mentor oublié, George Washington Williams, mort en 1891, premier historien scientifique des Afro-Américains. C’est lui qui, le premier, écrivit à Léopold II pour dénoncer les crimes commis au Congo et réclamer une enquête « au nom de l’humanité ». C’est de cette filiation morale, de ce combat inachevé, que John Hope Franklin tirait son énergie. Une énergie née d’un pourquoi, d’une cause. Et c’est bien là le drame du Cameroun. Nous avons perdu nos causes.

Nous ne savons plus pourquoi nous nous battons. Biya et ses hommes ont vidé la politique de son sens. Le pouvoir a remplacé la cause. La peur a remplacé la conviction. Mais une société ne peut pas vivre dans cette fatigue éternelle. Le peuple, lui, recommence à chercher son énergie dans la rue, dans les voix, dans la vérité. Et cette énergie-là, Paul Biya ne la contrôle plus.
Pendant quarante ans, l’envoûtement a fonctionné. Il gagnait non pas parce qu’il était plus fort, mais parce qu’il savait paralyser.

Mais aujourd’hui, l’envoûtement s’est retourné. Le sort a changé de camp. La question, plus brûlante que jamais, demeure : De quel côté se trouve encore l’énergie ? Et c’est peut-être là que se joue le dernier combat celui que Paul Biya ne gagnera pas.

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