L'impossible vérification des documents légaux liés aux permis d’exploitation des entreprises forestières
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L'histoire est typique du milieu de l’exploitation forestière des pays du bassin du Congo, deuxième poumon de la planète après l’Amazonie. Depuis près d’un an, un rapport sur le secteur forestier du Cameroun circule sous le manteau chez les ONG, les experts, l’administration, les exploitants... Une partie de ceux qui le possèdent refuse de le partager. Les autres en parlent avec précaution : ils savent que son contenu remet en cause l’action de plusieurs acteurs présents dans l’exploitation forestière, dont l’Union européenne (UE).

L’intitulé de ce rapport peut apparaître rébarbatif :« Évaluation de la conformité des documents associés au processus d’attribution de chaque titre forestier en vigueur au Cameroun ». Mais son objet est facile à comprendre : il s’agit des conclusions d’un audit, qui a consisté à vérifier que les documents légaux liés aux permis d’exploitation des entreprises forestières existent bien. Les experts indépendants qui ont réalisé cette étude, financée par l’UE, se sont précisément intéressés aux documents accompagnant les processus d’attribution des permis, recensés par une « grille de légalité » officielle. Dans leur compte-rendu, ils précisent qu’ils se sont contentés de collecter ces documents, et n’ont pas cherché à savoir s’ils étaient valables « sur le fond », c'est-à-dire s’ils étaient ou non de« faux documents de complaisance ».

Le résultat est quand même désastreux : aucune entreprise n’est capable de fournir tous les justificatifs listés – soit une vingtaine. Idem pour l’administration camerounaise.« Les taux de collecte se situent entre 40 et 60 %, ce qui signifie qu'en moyenne, seule la moitié des documents a pu être retrouvée », soulignent les auditeurs. Certains sont introuvables : alors que la loi forestière stipule que « l'attribution d'une vente de coupe ou d'une concession forestière est subordonnée à la constitution d'un cautionnement », les preuves que les entreprises ont déposé auprès du Trésor public cette caution existent pour seulement 3 % des cas.

Concrètement, cela signifie que :

  1. Aucune entreprise forestière enregistrée au Cameroun n’est légale (les auteurs de l’audit écrivent : « Aucune entreprise ne peut être considérée comme légale au regard de l'application stricte des grilles de légalité car il n'y a aucun titre dont les documents sont 100 % disponibles et conformes ») ;
  2. Tout le bois coupé au Cameroun et vendu sur le marché international devrait être logiquement considéré comme illégal si on applique les « grilles de légalité ».

Pour ceux qui suivent de près l’évolution de l’exploitation forestière industrielle au Cameroun, c’est la confirmation de ce qu’ils savaient déjà : la volonté politique de réguler le secteur est très faible. Depuis des décennies, l’illégal règne dans les forêts, la corruption est la règle, du fait des autorités comme des entreprises. En 2008, un ancien forestier a révélé le montant des pots-de-vin payés par les sociétés forestières à des fonctionnaires et responsables du ministère des forêts, en échange des documents nécessaires pour exploiter une forêt : le prix à payer pour truquer le système d'attribution des concessions forestières, par exemple, oscillait entre 220 000 et 760 000 euros. En 2011, la Commission nationale de lutte contre la corruption (Conac), une structure d’État, a estimé que l’organe chargé d’attribuer les titres d’exploitation forestière était une « organisation artisanale et criminelle ».

L’audit qui nous intéresse aujourd’hui a un mérite : il apporte un éclairage nouveau sur la désorganisation du secteur forestier et sur l’incapacité du système de corruption, pourtant quasi institutionnalisé, à donner un semblant de légalité à l’exploitation forestière. Mais cette enquête est évidemment une mauvaise nouvelle pour les entreprises forestières, et plus particulièrement pour les sociétés à capitaux européens : depuis plusieurs années, elles polissent leur image auprès de leurs clients européens, affirmant être en règle vis-à-vis des lois. Le rapport souligne d’ailleurs que les entreprises « à capitaux internationaux peuvent être moins bien classées » en termes de conformité que celles à capitaux camerounais.

Cette évaluation oblige également à s’interroger sur les labels de certification, comme le FSC (Forest Stewardship Council), censé garantir aux consommateurs que le bois qu’ils achètent provient de forêts exploitées de façon durable et responsable. Le principe numéro un du FSC est de s’assurer que les entreprises forestières respectent « toutes les lois en vigueur ».

Pas de chance, le rapport montre que les entreprises certifiées sont tout autant incapables que les autres de fournir la documentation légale nécessaire. Pire, elles« peuvent être moins bien classées que des attributaires non certifiées ». Des ONG ont d’ailleurs déjà relevé que plusieurs entreprises, dont certaines sont certifiées FSC, ne respectaient pas un principe de base de la loi camerounaise : légalement, une compagnie forestière ne peut avoir plus de 200 000 hectares de forêts. Deux exemples parmi d'autres : le groupe français Rougier et la société Pallisco, filiale du groupe Pasquet, certifiés FSC, contrôlent respectivement 625 253 ha et 388 949 ha.

L’audit donne bien sûr une image déplorable de l’administration camerounaise, qui ne possède « pas vraiment de système d’archivage ». Il précise ainsi : « Il existe une habitude très particulière au sein du MINFOF (ministère des forêts et de la faune) mais assez généralisée qui consiste (1) à partir avec des données lorsqu’on change de poste et (2) à ne pas vouloir s’impliquer dans le traitement et l’archivage des données de ses prédécesseurs afin d’éviter toute implication ou d’avoir à assumer telle ou telle situation passée. »

Les pays qui prêtent ou donnent depuis de nombreuses années de l'argent au Cameroun et aux entreprises forestières ont aussi de quoi être embarrassés. Car s’ils le font pour améliorer leur « gouvernance », cela ne va pas sans une absence évidente de volonté des uns comme des autres. La France est en tête de ces pays : entre 1990 et 2010, son apport au secteur forêt-environnement du Cameroun a été de 42 millions d’euros (engagés), selon un rapport d’évaluation de la politique de l’Agence française de développement (AFD). D’autres fonds ont été débloqués depuis par l’AFD.

Soulignons au passage qu'une partie de cet argent a servi aux entreprises forestières à se doter de « plans d’aménagement forestier », une obligation légale. L’aide publique au développement de la France aide ainsi des entités privées à se mettre en conformité avec la loi camerounaise, ce qui en soi devrait poser de sérieuses questions.

L’UE est également très impliquée : en 2010, elle a conclu avec le Cameroun un Accord de partenariat volontaire (APV), un traité commercial devant aider à lutter contre le bois illégal. L’APV fait partie d’un plan d’action plus large, mis au point par l’UE, le plan FLEGT (acronyme anglais pour « Application des réglementations forestières, gouvernance et échange commerciaux »). En signant l’APV, le Cameroun s’est engagé à ne vendre sur le marché européen que du bois légal. L’UE a fourni des dizaines de millions d’euros pour la mise au point des outils censés assurer cette fameuse légalité, dont des « grilles de légalité ». L’État du Cameroun, la société civile (des ONG occidentales travaillant au Cameroun ont été particulièrement bien dotées) et le secteur privé ont bénéficié de ces fonds.

Une liste des « projets d'appui à l’APV » mis en œuvre pour la seule année 2013 (et souvent axés sur l’amélioration de la « gouvernance ») donne une idée des montants en jeu. Lorsque l’on additionne les chiffres donnés, on obtient plus de 43 millions d’euros. Une belle somme, même si une partie de ces financements « couvre un soutien sur plusieurs années ainsi qu’une action dans d’autres pays ».

Pendant ce temps, rien ne change sur le terrain. Enfin, si : les techniques utilisées par les entreprises pour blanchir le bois coupé illégalement sont de plus en plus sophistiquées, selon plusieurs témoignages d’agents de l’administration camerounaise, d’opérateurs du secteur privé et d’ONG. Un expert européen, qui travaille depuis plus de 15 ans dans le secteur, estime même que la situation n’a jamais été aussi grave. Preuve que l’audit, réalisé dans le cadre de l’APV, dérange : finalisé en septembre 2014, il n’a toujours pas été rendu public. Selon les termes de l’APV, le Cameroun et l’UE doivent pourtant rendre accessibles toutes les informations concernant l’APV, y compris les résultats des audits. Une réunion du Comité conjoint de suivi (CCS) de l’APV, qui réunit Camerounais et Européens, a été plusieurs fois reportée cette année, « à cause, justement, des conclusions de cet audit », selon un activiste européen.

Ladite réunion a fini par se tenir le 7 juillet 2015. Explication donnée à Mediapart par Bernard Crabbé, de la Direction générale UE pour le développement et la coopération (DEVCO) : « L'UE et le Cameroun ont considéré qu'il était important que les deux parties puissent analyser les conclusions de ce rapport avant toute publication. Cela a été fait via le groupe de travail de l'APV qui s'est réuni plusieurs fois à ce sujet depuis septembre 2014 et via le Comité conjoint de suivi qui a validé les conclusions du rapport lors de sa réunion du 7 juillet 2015. Une publication partielle de ce rapport est envisagée prochainement. Les informations concernant les opérateurs détenteurs de titres sont considérées confidentielles et ne seront donc pas publiées. Ceci est conforme avec le texte de l'APV. »

Il n’y aura probablement aucune conséquence pour les entreprises : le « groupe de travail de l’APV », dont elles font partie, a déjà recommandé de mettre en place une procédure « souple » dans la vérification de la conformité légale des documents des concessions forestières attribuées avant l’entrée en vigueur de l’APV (fin 2011), soit la majorité des concessions, et de réduire le nombre de documents à vérifier… Le CCS du 7 juillet a d'ailleursaccepté et validé ces suggestions. Il faut dire que les auteurs de l’audit – dont plusieurs travaillent régulièrement pour les entreprises forestières – ont proposé comme possible solution de « réviser les grilles »de légalité. Une manière de casser le thermomètre ? Les auditeurs se sont aussi opposés à toute idée de remise en question des titres attribués.

L'histoire n'est cependant pas finie, d’autres révélations sont à venir : la Cour des comptes européenne est en train de mener un audit pour vérifier que « la Commission [européenne] a bien géré l’appui fourni dans le cadre du Plan d'action FLEGT de l'UE vers les pays producteurs de bois ». Elle se concentre notamment sur l'utilisation des fonds au Cameroun. Selon des indiscrétions, ce n’est pas de ce côté que viendront les bonnes nouvelles... Mais là non plus, pas de quoi s’étonner : le plan FLEGT, adopté en 2003, n’a apporté quasiment aucun résultat concret nulle part (six pays producteurs ont signé un APV), et personne, y compris à Bruxelles, ne semble être capable de dire précisément combien il a coûté jusqu’ici. Seule certitude : plus de 600 millions d’euros (au moins un milliard, selon un spécialiste) ont été dépensés par l’UE et ses États membres…

© FANNY PIGEAUD : mediapart.fr

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