Cameroun, Hommage :: Fabien Eboussi Boulaga : la Vocation de Résistance
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Cameroun, Hommage :: Fabien Eboussi Boulaga : La Vocation De Résistance :: Cameroon

Si certaines vies se perçoivent comme une somme, certaines œuvres s’imposent ou tendent à s’imposer comme la somme d’une vie.

Il faut être bien prétentieux pour se fixer pour objectif de résumer une vie comme celle de Fabien Eboussi Boulaga. Nous n’en avons pas les épaules. Nous voudrions plus humblement attirer l’attention sur un bouquet de réflexions, conçues et rédigées de 1991 à 1997, et publiées en 1999, il y a vingt ans, comme une somme sur « l’expérience des cinq ou trois dernières décennies ». Car tout nous persuade que les trois ou cinq prochaines décennies n’auront toujours pas fini d’en parler.

Il s’agit de Lignes de Résistance2, titre qui, à lui seul, vaut une escale.

En effet, si la pluralité des ’’lignes’’ rappelle la variété et donc la multiplicité des fronts, le singulier de ’’résistance’’ n’en exprime nullement l’unicité. Tout au contraire, ce singulier singularise la généralisation, et donc la permanence de la résistance invoquée : il ne s’agit plus d’actes et d’actions de résistance ponctuels, datés et localisables, mais d’une culture, globale, pérenne et intégrée, d’une philosophie de la résistance. Ce singulier est donc un singulier d’illimitation et d’infinitude.

Quant au livre, il ne résume pas toute l’œuvre de Fabien Eboussi Boulaga, loin de là ; mais il serait aventureux de parler de ce Chevalier de la pensée sans partir de Lignes de Résistance, ou sans y revenir. A ceux qui souhaitent une fréquentation aussi lucide que fructueuse de Fabien Eboussi Boulaga, Lignes de résistance s’impose comme une boussole au navigateur, comme le phare au marin, et comme ses miettes de pain au Petit Poucet. L’ouvrage fixe des repères et des jalons qui, pour avoir balisé un itinéraire contrasté, exigeant et parfois controversé, éclairent nos pas et nous permettent de retrouver ce que nous pourrions appeler le chemin de Fabien.

Car ce n’est que le chemin de Fabien que nous pourrions retrouver, plus jamais Fabien3 : l’auteur appartient à l’ordre de ces immenses Vigiles des destins humains qui, sans jamais prétendre devenir une destination, sont demeurés d’efficaces panneaux de signalisation.

C’est en cela, croyons-nous, que ses lignes de résistance sont autant de fronts d’existence. On peut dire que pour Fabien Eboussi Boulaga, exister c’est résister. Il faut résister

pour exister. Comme par vocation, il fut appelé à la résistance, et il appelle à la résistance. C’est sans doute la double signification de toute vocation que d’entendre une voix comme dans la Bible, ou ’’des voix’’ comme la Pucelle Jeanne d’Arc, et de faire entendre sa propre voix, parfois en ’’donnant de la voix’’ comme un certain Jean le Baptiste.

Résistant appelé, comme on dirait Pasteur appelé dans l’Eglise presbytérienne, Fabien Eboussi Boulaga enseigne qu’il ne faut jamais s’excuser d’exister. Il souligne notamment qu’on ne peut exister que par la pensée – cette pensée dont il célèbre « l’honneur », comme d’autres en auront signalé « l’urgence »4.

Lignes de Résistance veut « donner à penser ». Non par plaisir de se livrer à des élucubrations stériles, mais pour marquer, impacter de manière concrète et significative la réalité d’un vécu dont les morsures privent les victimes de toute forme d’existence et de toute forme de dignité. Il s’agit bien de « penser l’événement, écrit-il, l’analyser avec la conscience des problèmes et des enjeux où se décident notre survie et notre avenir » (p.7)

Au nom de la vie et, à défaut, de la survie, Fabien Eboussi Boulaga exhorte à mordre à la réalité du vécu. Non par jouissance - il en fut si éloigné - mais pour préserver ce que la vie humaine a d’essentiel : la liberté d’être soi par sa propre pensée, la liberté de penser sa vie et de se l’approprier face à un extérieur toujours prompt à nous dessoucher, à nous expulser et à nous déporter tant de notre essence que de notre existence.

« La pensée est un problème politique », écrit-il en 1992. Et de préciser qu’il s’y « joue la vie de tous et de chacun, des individus et des collectivités ». (p.7) Le lien qu’il établit entre le penser et le vivre lui permet de trouver le liant entre réfléchir et agir. L’ascète ne fut donc pas un ermite, encore moins un schizophrène. Il pensait sa société à l’effet de sa profonde mutation à travers d’exigeantes transformations.

Penseur de sa société, penseur de sa Cité il sait avec Rauh, cet autre philosophe, que « celui-là est homme qui vit la vie de son temps ». Mais s’il ne s’est pas exilé de sa propre Cité, Fabien Eboussi Boulaga s’est rigoureusement, sinon sévèrement aménagé des espaces de recul et de liberté qui lui permettent de penser la politique sans faire la politique. Ce politique ne devint donc pas politicien.

S’il a fait le lien entre la pensée politique et l’action politique, il a résisté à la tentation politicienne, dans le souci de protéger ce que l’intellect aurait de pur, d’inoxydable, de cristallin et partant d’imputrescible. A croire, un peu paradoxalement sinon contradictoirement sans doute, que la réflexion ne doit surtout pas se mêler de la

gadoue sociopolitique qu’elle a pourtant l’ambition de transformer et même la prétention d’améliorer.

Charles Péguy que F. Eboussi Boulaga cite volontiers (p.41) l’aurait soupçonné et sans doute accusé de faire du kantisme. En effet offusqué de ses envolées lyriques et théoriques comme de sa réticence à mouiller à la réalité du vécu, Charles Péguy, persifleur, interpella Kant par le sobriquet Im-manuel par déformation d’Emmanuel. Et il conclut avec sarcasme: « le kantisme a les mains pures, mais le kantisme n’a pas de mains».

Cette querelle, Fabien Eboussi Boulaga l’aura cependant anticipée et circonscrite en résistant à la tentation commode des généralisations abusives : l’intellectuel qu’il prend férocement à la gorge, c’est « l’intellectuel exotique » (1993), un extraverti, qui répète des clichés d’ailleurs, et dont la garde robe intellectuelle est constituée de ces : « prêt-à-porter que nous ramassons dans la friperie politique et culturelle occidentale (et que nous exhibons) comme une création de notre cru » (p.10)

Le penseur n’entend pas ménager l’intellectuel africain qui a « stérilisé son intellectualité et manqué d’établir sa légitimité et sa raison d’être dans l’entreprise mimétique » (p.37). Cet « être amphibie » n’a pas circonscrit son « territoire(…) le lieu d’où il parle et agit, dans sa société » (p.36). « Son identification n’est pas parfaite » (p.39). Se pose donc la question de la territorialité de l’intellectuel africain, une territorialité qui n’est plus géographique, mais psychologique, mentale et morale. Engagé dans ce front de l’identité et de la localisation de l’intellectuel africain, Fabien Eboussi Boulaga définit le vrai et authentique intellectuel comme « un marginal conscient », reconnaissable dans « une double rupture avec la servilité et la complaisance » (p.41)

Mais le penseur ne se satisfait pas d’interpeller les autres, il se soupçonne et s’interpelle lui-même en permanence, au nom de ce qu’il nomme «éthique de l’intelligence », laquelle se fonde sur ’’la morale de l’inconfort’’ dont le propre est de « ne jamais consentir à être tout à fait à l’aise avec ses propres évidences » (Michel Foucault, cité p.42)

Retenons qu’après avoir résisté à « la friperie » intellectuelle des autres, Fabien Eboussi Boulaga, circonspect, résiste au boubou intellectuel qu’il aura lui-même cousu. Il regrette que l’intellectuel africain ne puisse pas s’épanouir par et dans son intellectualité, et que pour survivre, il soit comme mis en demeure de lorgner ailleurs que dans les métiers de la pensée : « les réseaux administratifs, entrer dans les circuits où se stockent et se redistribuent les biens rares, les honneurs et les plaisirs » (p.38), toutes tentations auxquelles Fabien Eboussi Boulaga aura sévèrement résisté.

Ceux qui en ont meilleure compétence nous expliqueront sa ferme et tenace résistance à un certain christianisme. Mais le profane que nous sommes subodore quand même déjà que l’Afrique n’était pas un univers sans foi ni croyances. L’Afrique n’aura pas attendu les autres pour célébrer le divin. Elle a donc été surprise, et à raison scandalisée, que connaissant et célébrant Dieu, on l’enfume avec des théologies. Fabien Eboussi Boulaga aura donc énergiquement résisté, et instamment invité à résister au fétichisme chrétien. Dans une Afrique nourrie aux cultes inclusifs d’hommes de Dieu, sa ’’foi d’Africain’’5 n’a pu s’accommoder du fétichisme exclusif d’hommes d’Eglise.

De grands courants de pensée ont germé et prospéré ailleurs sous des noms divers : l’on a par exemple connu l’essentialisme et l’existentialisme. En insistant sur la nécessaire et incontournable résistance à la friperie intellectuelle, Fabien Eboussi Boulaga exhorte l’Africain à entreprendre une archéologie existentielle qui lui permettra de « déchiffrer le structurel dans l’historique et le conjoncturel » (p.224). Il s’agit de retrouver la matrice culturelle de l’Afrique, ce « noyau éthico-mythique » dont parle Paul Ricoeur - qui fonde et la connaissance, et les actions, et les destins des peuples du monde, chaque peuple dans son temps et dans son écologie. La démocratie américaine lui semble en donner un aperçu exploitable.

« Dans ce retour à la genèse, écrit le penseur, on refait le mouvement d’auto-engendrement de structures qui permets de les interpréter, d’en appréhender le sens, c’est-à-dire, la vection et la valeur » (p.224-225).

C’est dire que la régénération inclusive de l’Afrique passe par une archéologie existentielle destinée à retrouver et à restaurer les fondements structurels d’une culture que les intempéries de l’histoire et les aléas conjoncturels tendent à ravaler au statut de distractions touristiques.

Au nom de l’intelligence - non plus de l’intellectualisme mimétique - de la démocratie et des libertés en Afrique, une philosophie fédère et innerve ses postures et options existentielles. Nous voudrions la nommer le Résistantialisme.

Le Résistantialisme d’Eboussi Boulaga se nourrit du doute comme de la circonspection en ce qu’il interpelle permanemment ses propres certitudes et ses propres certifications. Il vise l’acquisition d’une connaissance qui ne soit plus ni cosmétique, ni de simple costume, mais une connaissance qui soit une audacieuse renaissance aux structures originelles que constituent les « bases des anthropologies africaines ». (p.226).

La connaissance que prône le Résistantialisme se fonde sur la naissance du connaissant aux valeurs fondatrices à connaître de l’Afrique culturelle. La connaissance résistantialiste n’est donc plus ni cérébrale, ni intellectualiste ; elle est bioécologique. C’est une co-naissance sur fond de renaissance éco biologique.

C’est en cela que le Résistantialisme d’Eboussi Boulaga se signale à tout Africain conséquent comme le levier fondateur de son essence et de son existence.

1 En Hommage à Fabien Eboussi Boulaga, Librairie des Peuples Noirs, Yaoundé, 22 Octobre 2018
2 Fabien Eboussi Boulaga, Lignes de Résistance, Ed. CLE, Ydé, 1999,293p (Pour toutes les citations de l’auteur).
3 Cf. Claude Edmonde Magny, Les Sandales d’Empédocle
4 Allusion à L’Urgence de la pensée de Maurice Kamto,
5 Référence à J.M. ELLA

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