YASSEM, BRADAGE DE TERRES : UN TERRAIN DE 30 HECTARES BRADÉ À 2,5 MILLIONS DE F CFA
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Si je n’avais pas les preuves de ce que je vais dire, on croirait sans doute à de la désinformation, voire à un règlement de comptes. Et pourtant… Ce que je raconte ici s’est bel et bien produit, dans le village de Yassem, à 60 kilomètres de Ngoro, au cœur du Grand Mbam. Une terre autrefois florissante, riche de faune et de flore, surplombée d’une montagne majestueuse, et que les anciens surnommaient le joyau vert du chef Mbatti Benjamin, ce leader charismatique dont le souvenir, à lui seul, suffit à éveiller le respect. Sa disparition a laissé un vide que les arbres eux-mêmes semblent pleurer. Depuis, une course folle s’est engagée. Une frénésie de vente illégale s’est emparée des habitants, au point d’ignorer l’autorité du chef actuel, Sanda Oumarou. Dans ce chaos, un habitant du village Yassem, dont je tairai encore le nom, a vendu 30 hectares de terre pour à peine 2,5 millions de francs CFA.  Le plus affligeant ?  La transaction s’est conclue au téléphone avant que l’acheteur qui a fait des  longues distances ne se présente. On vend les terres comme on vendrait des beignets à la criée. Seul le Grand Mbam semble pratiquer cette trahison territoriale avec autant de désinvolture.

 

Et pourtant… Cette terre-là, on ne devrait jamais la vendre. Un peuple qui ne peut s’insérer dans l’administration, qui ne crée ni industrie ni emplois structurants, doit garder la terre comme son dernier bouclier contre la misère. Car lorsque le dernier arbre tombera, lorsqu’il ne restera que poussière et rongeurs malades, que laisserons-nous aux générations futures ? Outre la vente,  il y a la déforestation, elle avance à une vitesse dramatique. Le rythme du déboisement dans certaines zones du Mbam a augmenté sérieusement. Jadis, les gorilles, les céphalophes, les singes dansaient dans les arbres ; les buffles traversaient les sentiers au crépuscule ; même les lions, autrefois, semblaient veiller sur les villages. Ils ont été décimés.  Aujourd’hui, ne restent que les rats, malades, fouillant les latrines. Notre forêt est devenue un désert d’ombres et de souvenirs. La terre,  il n’y a pas que  ses arbres. Elle est – je l’ai dit plus haut-  un poumon vert pour notre région, un allié silencieux dans le grand équilibre écologique. Grâce au processus de photosynthèse, les arbres absorbent le dioxyde de carbone et rejettent l’oxygène indispensable à notre respiration. En régulant la qualité de l’air, la forêt agit comme un immense filtre naturel qui lutte efficacement contre le réchauffement climatique. Sans elle, notre ciel s’alourdirait, notre souffle se ferait court, et notre avenir deviendrait incertain.

 

Pour ce qui est de  la forêt, elle ne se limite plus à cette seule fonction vitale. Notre  forêt a  été rasée. Une forêt qui  abritait à notre époque  une biodiversité foisonnante, une richesse inestimable d’espèces végétales et animales qui interagissaient dans un équilibre complexe et fragile. Chaque organisme y jouait  un rôle irremplaçable. Cette biodiversité est précieuse non seulement pour la vie elle-même, mais aussi pour la recherche, la médecine et l’agriculture. En la préservant, nous protégeons un patrimoine vivant dont nous dépendons souvent sans en avoir pleinement conscience. Elle a été pour nous tout petit, une source essentielle de ressources. Bois de construction, plantes médicinales, fruits, champignons, miel ou encore résines : elle nous a offert  tout ce dont les hommes ont besoin pour vivre, se soigner et bâtir. Dans de nombreuses régions du Mbam, des populations entières vivent encore en harmonie avec cet environnement, tirant parti de ses bienfaits sans le détruire. La forêt est à la fois un garde-manger, une pharmacie et un atelier à ciel ouvert, au cœur d’une économie locale durable et respectueuse.

 

Mais  à ce jour, la forêt Mbamoise s’approche dangereusement d’un point de bascule, notamment dans ses parties sud et centrale. Une portion importante du territoire se transforme progressivement en savane, et plus de 60 % de sa couverture forestière a déjà été déboisée ou gravement dégradée. On redoute qu’il ne soit bientôt plus possible d’arrêter le processus de savanisation de cette forêt tropicale. Ce phénomène est la conséquence directe du réchauffement climatique et de décennies de déforestation répétée. Elle est également une barrière naturelle contre les catastrophes. En stabilisant les sols, en absorbant les eaux de pluie et en régulant le climat local, la forêt protège les villages, les cultures et les vies. Elle freine l’érosion, limite les risques d’inondations ou de glissements de terrain, et maintient l’humidité nécessaire aux écosystèmes environnants. Là où les arbres tombent, ce sont les déséquilibres qui s’installent, avec leur lot de souffrances et de pertes. Elle s’est constituée comme  un refuge. Un lieu de silence, de beauté, de paix. Dans un monde saturé de bruit et de vitesse, elle offre une respiration, un retour à l’essentiel. C’est là que j’ai tiré l’essentiel de mes écrits,  car malgré l’éloignement, elle guérit les cœurs, et reconnecte l’homme à la nature profonde dont il s’éloigne trop souvent. En arpentant ses sentiers, en écoutant le vent dans ses feuillages, chacun peut retrouver un peu de soi, redécouvrir la fragilité du vivant, et mesurer à quel point cet équilibre est précieux  et urgent à préserver.

C’est profondément triste aujourd’hui,  de voir un village dépouillé de ses richesses, bradé à vil prix, alors même qu’il aurait pu devenir un lieu d’agriculture collective, de prospérité partagée. Ce qui se passe aujourd’hui dans nos forêts n’est ni anodin ni acceptable. Nulle part ailleurs, dans une région consciente de son avenir, on ne se livre à la vente désordonnée de ses terres. Car vendre la terre, c’est dilapider l’héritage, sacrifier ce que nos ancêtres ont durement acquis. Le Mbam, hélas, semble avancer à reculons, droit vers une misère programmée. J’ai rencontré un compatriote à Paris, tout heureux de me confier qu’il avait acquis 11 hectares dans mon propre département. Curieux, je lui ai demandé à quel prix. Il m’a répondu, avec une fierté désarmante : 500 francs le mètre carré. J’étais partagé entre stupéfaction et consternation. Si je n’étais pas soucieux de préserver la réputation de certaines autorités locales, on m’accuserait d’inventer. Et pourtant, les preuves sont là. À Ntui j’ai assisté à un échange avec  un  chef influent sur la route de Yoko  venu prospecter des clients pour l’achat de terrain. De passage au Cameroun,   j’ai moi-même été témoin des agissements de ce chef respecté, qui arpentait discrètement les zones à fort potentiel d’acheteurs pour y proposer des parcelles de terrain.  C’était en 2007.

 

Ce jour-là, j’étais en compagnie de mon cousin, NGoudou Ngarba, aujourd’hui proviseur. Nous avons vu, de nos propres yeux, l’inquiétante banalisation de ces ventes clandestines. Le Mbam n’a plus que 40 % de sa forêt native. Et déjà, la partie sud et centrale devient une savane clairsemée. La savanisation guette, et si nous ne faisons rien, bientôt, il sera trop tard. Nos forêts créent leur propre microclimat, elles appellent la pluie. Mais elles ne pleuvent plus. L’appel lancé par le chef supérieur de la Sanaga était noble. Sa Majesté Mveimani Sombo Amba: « Le travail de la terre est primordial. Conservez vos terres, misez sur l’agriculture, ne vendez pas l’avenir de vos enfants. Il y a ceux qui ont même vendu les terres où reposent les tombes de leurs parents », avait-il clamé.  Mais a-t-il été entendu ? Il avait sévèrement condamné  le bradage des terres et la déforestation en demandant de considérer la terre comme héritage collectif pour les générations à venir. Aujourd’hui, on s’est engagé avec d’autres frères Mbamois et Mbamoise  à rédiger un mémorandum, et nous adresserons celui-ci  à qui de droit. Car une terre ainsi vendue devient une dol comme celle que j’évoque  est  une perte collective, une fraude à la mémoire. Cette vente doit être annulé dans sa gestation. Car dans le Grand Mbam, on ne vend pas que la terre. On vend notre dignité, notre avenir, et les racines mêmes de notre identité.

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