Constitution de la troisième république de Côte d’Ivoire : appel à l’élévation des consciences.Une tribune internationale de Franklin Nyamsi, Professeur agrégé de philosophie, Paris, France
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CÔTE D'IVOIRE :: Constitution de la troisième république de Côte d’Ivoire : appel à l’élévation des consciences.Une tribune internationale de Franklin Nyamsi, Professeur agrégé de philosophie, Paris, France :: COTE D'IVOIRE

Jamais, dans l’histoire de ce monde, une constitution n’a été écrite par la totalité d’un peuple. Jamais non plus, dans l’histoire de ce monde, les hommes n’ont pu rédiger une constitution parfaite. Les textes sacrés des grandes religions eux-mêmes, supposés être l’émanation directe de Dieu,  sont l’objet d’une longue exégèse contradictoire, qui ne les a pas définitivement mis à l’abri du conflit des interprétations. Une constitution n’en est pas pour autant un brouillon public, dans lequel chaque citoyen ou chaque groupe de citoyens peut venir inscrire ses intérêts particuliers, ses rêves, ses besoins ou ses désirs propres, au point d’en venir à croire que la constitution ne sera bonne que si elle mentionne chaque particularité, chaque singularité citoyenne. Qu’est-ce donc qu’une constitution ? Le résultat d’un acte collectif d’élévation des consciences. C’est la loi fondamentale d’un peuple, conçue, pensée, débattue, formulée, rédigée, régulièrement votée et promulguée par ses autorités légales et légitimes, sous le prisme et l’orientation essentielle d’une élévation des consciences visant la sauvegarde de l’intérêt général.  Comme le dira Carl Schmitt dans sa Théorie de la constitution : « La constitution au sens absolu peut désigner une loi fondamentale régulatrice, c’est-à-dire un système unitaire fermé de normes suprêmes et ultimes (la constitution est alors la norme des normes) ».[1] De cette définition, il ressort, au regard de la situation de la Côte d’Ivoire en cette année 2016, au moins trois questions essentielles : 1) Pourquoi la Côte d’Ivoire veut-elle réformer sa constitution de juillet 2000 ? 2) Quelles sont les approches concurrentes de la réforme constitutionnelle ivoirienne et quelles sont leurs limites respectives ? 3) De quelles précautions doit-on s’entourer afin que l’actuelle réforme constitutionnelle n’enlise pas de nouveau ce grand pays dans les démons tragiques de son passé récent et ouvre résolument la Côte d’Ivoire à la générosité de l’avenir des générations qui y vivront ? La présente réflexion se veut au fond un appel à l’élévation des consciences, dont nous verrons qu’elle est impensable sans l’indispensable maîtrise de soi des acteurs politiques ivoiriens contemporains.

I- Pourquoi la Côte d’Ivoire actuelle veut-elle réformer la constitution de 2000 ?

La réponse à cette question est triple :

1)  Ce pays veut réformer sa constitution d’abord parce qu’aucun texte constitutionnel n’est immuable, pour les raisons que nous avons évoquées plus haut dans notre propos. Les choses humaines sont contingentes, adaptables, sans cesse perfectibles. Le principe de la modifiabilité constitutionnelle puise sa légitimité évidente dans le fait de l’imperfection humaine. Nier qu’un texte constitutionnel soit amendable, c’est de fait basculer du pouvoir démocratique et républicain au pouvoir arbitraire anti-républicain. L’ouverture de la norme des normes au débat raisonnable est la condition même de sa vie et de l’importance des institutions qui l’interprètent et la déclinent au quotidien dans l’intérêt bien compris de la collectivité.

2)  La constitution ivoirienne de 2000 est ensuite révisable parce qu’elle a été érigée au terme d’un débat et d’un référendum hautement polémiques, comme certaines des dispositions qu’elle a consacrées, au mépris de la réalité sociohistorique ivoirienne, des revendications de la majorité des Ivoiriens et des objections évidentes que la raison ordinaire opposait à ces normes. S’en souvient-on ? On a réformé la constitution en 2000 pour essentiellement trancher la question de savoir qui avait le droit d’être éligible aux fonctions de président de la république et de député en Côte d’Ivoire. On a ensuite organisé un débat public cacophonique qui s’est enlisé dans le conflit entre les partisans de la citoyenneté identitaire et consanguine (le ET) et les partisans d’une citoyenneté juridique et républicaine (le OU). On a enfin publié in extrémis un texte constitutionnel hautement polémique, qu’on a contraint tous les partis politiques d’alors à voter urbi et orbi, sous peine d’être identifiés comme les traîtres et les ennemis de la nation identitaire. Le camp identitaire, dominé alors par le FPI et une frange importante du PDCI-RDA,  croyait avoir alors gagné la guerre. Il n’avait gagné qu’une bataille. Le camp républicain, incarné alors par le RDR, ne vota oui à ce texte inique que pour mieux se préparer à en contester la lettre et l’esprit plus tard.

3)  Enfin, soulignons-le, la constitution de 2000 est révisable parce que c’est elle qui a été invoquée dès 2000 par les magistrats ivoiriens pour exclure une partie de la Côte d’Ivoire des compétitions d’accès aux fonctions politiques les plus hautes dans ce pays. Non seulement, Gbagbo a avoué que « l’article 35 a été rédigé pour exclure Ouattara », mais c’est exactement dans l’esprit de sousestimer la citoyenneté des Ivoiriens du nord, des Ivoiriens bi-nationaux, des Ivoiriens métissés d’étrangers et des Ivoiriens issus de la naturalisation d’étrangers que cette constitution a été entièrement conçue. Son projet était donc de réserver la Côte d’Ivoire « aux vrais Ivoiriens ». Et dès lors, la constitution ne pouvait plus être « la norme des normes » du peuple de Côte d’Ivoire, mais simplement une norme parmi les normes du peuple de Côte d’Ivoire. La constitution de 2000 s’est ainsi retrouvée jetée dans la mêlée du débat politico-politicien, banalisée et dévalorisée par son caractère intrinsèquement partisan.  On connaît la dîme de sueurs, d’encre et de sang que la Côte d’Ivoire a collectivement payée pour s’être ainsi aventurée loin de son idéal de « terre d’espérance, pays de l’hospitalité ». Point besoin ici de rouvrir des tombes trop fraîches en nos mémoires.

II- Des approches concurrentielles de la constitution ivoirienne de 2000 et de leurs limites potentielles

Les mois et semaines qui viennent de s’écouler permettent à l’observateur de détecter au moins quatre approches concurrentes de l’actuelle constitution ivoirienne : l’approche de l’exécutif ivoirien, l’approche du principal parti de l’opposition, l’approche des juristes professionnels, l’approche des chefs traditionnels et religieux, l’approche de la société civile ivoirienne. Il est frappant de constater, à l’analyse de ces différentes approches, que les conséquences tragiques de la constitution de 2000 semblent être devenues une préoccupation secondaire pour la quasi-totalité des acteurs qui s’expriment, alors que la préoccupation qui chaque jour se fait prépondérante est celle de savoir qui va gouverner la Côte d’Ivoire à la fin de l’actuel mandat présidentiel qui s’achève en 2020. Constatons cette inversion en analysant  brièvement chacune des approches.

L’exécutif ivoirien ne rencontre pratiquement pas d’obstacle dans l’opinion quand il évoque la révision de l’article 35 de la constitution de 2000 dans un sens inclusif, de nature à mettre fin à l’exclusion et à la catégorisation citoyenne implicites à la formulation actuelle de cet article. Ce qu’il y a de nouveau dans la démarche de l’exécutif ivoirien, c’est le double projet de créer un sénat et de créer un poste de vice-président de la république, tout en affirmant que la nature présidentialiste du régime et l’équilibre institutionnel actuel seraient préservés. La nécessité d’un sénat est-elle réellement apparue comme un besoin institutionnel de la Côte d’Ivoire ou répond-elle à la volonté de caser les caciques de la classe politique actuelle une fois qu’ils seront frustrés de leur ambition pour les plus hautes fonctions de l’Etat ? L’érection d’un poste de vice-président, susceptible d’assurer la vacance du président de la république peut-elle prendre sens, alors même que ce vice-président serait nommé et non élu ?

Le principal parti de l’opposition ivoirienne, le FPI, aujourd’hui tant bien que mal dirigé par l’ex-premier ministre Pascal Affi Nguessan, conteste pour sa part non pas la révision de l’article 35, mais la création d’un « exécutif tricéphale », qui combinerait le président de la république, le vice-président de la république et le premier ministre, à la tête de l’action gouvernementale. Le FPI serait-il inquiet d’un consensus assez large au cœur de la majorité gouvernementale du RHDP, qui ajournerait sérieusement par sa cohésion intérieure, les chances d’accès du futur candidat du FPI à l’élection présidentielle 2020 au pouvoir ? Quid de la nécessité d’un sénat, aujourd’hui affirmée par l’exécutif ivoirien, alors même que le législatif n’a pas encore pipé mot dans le débat en cours ? Les silences ciblés du FPI paraissent relever également d’une tactique que l’avenir révélera à volonté.

Des juristes professionnels se sont exprimés, en particuliers ceux qui ont été mis à contribution par le pouvoir exécutif dans la Commission de rédaction du projet constitutionnel, et ceux qui n’y ont pas été pris en charge. Les juristes de la commission semblent globalement s’installer dans la posture de techniciens du droit, chargés uniquement de donner forme juridique aux prescriptions de l’exécutif, leur donneur d’ordre. Mieux encore, ces juristes semblent attendre que l’exécutif leur dise comment interpréter les contributions de l’opposition politique, de la société civile, des chefs traditionnels et religieux, ou des intellectuels politiques extérieurs à la commission. La neutralité méthodologique des juristes de la commission est-elle cependant gage de neutralité politique ? Les prises de position des professeurs Ouraga Obou, Wodié et Martin Bléou sont loin de témoigner d’une telle posture. Tous en appellent aux légitimations politiques diverses de leurs postures d’experts, laissant ainsi clairement voir que la neutralité axiologique du juriste professionnel est une fiction factice dans ce débat constitutionnel décisif. Mais, une fois de plus, ce n’est plus l’urgente révision de l’article 35 qui est en cause, soit parce qu’on est d’accord pour le changer, soit parce qu’on est d’accord pour l’appliquer selon la jurisprudence inclusive 2010-2015. C’est la répartition des positions dans l’appareil d’Etat en 2020 qui semble plutôt obnubiler les postures de nos experts du droit et de leurs donneurs d’ordres divers.

L’approche des chefs traditionnels et religieux, séparés on ne sait pourquoi de la société civile lors des consultations organisées par l’exécutif, considère également comme clos le débat sur la révision de l’article 35. Les sorties du porte-parole Amon Tanoé se sont curieusement focalisées sur la nature de la direction de l’Etat en 2020, à travers l’introduction du thème de la modification de la clause de limitation des mandats présidentiels, dont le juriste présidentiel Ibrahim Cissé Bacongo s’était fait le pionnier auparavant. Comment expliquer de telles coïncidences, dans une époque ou par plusieurs fois, publiquement, le Chef de l’Etat a affirmé et confirmé qu’un troisième mandat à la tête de la Côte d’Ivoire était hors de question pour lui ? Le débat constitutionnel ivoirien s’est ainsi une fois de plus déplacé de la préparation d’un avenir conforme à l’intérêt général et exempt des errements du passé, à la question de la répartition et de l’attribution des positions à court terme dans l’appareil d’Etat. Certains Chefs traditionnels auraient-ils cependant confondu république et monarchie héréditaire ? Légitime interrogation.

L’approche des organisations de la société civile, consultées par l’exécutif, aura été pareillement oblitérée par le débat de l’attribution  des hautes responsabilités de l’Etat de Côte d’Ivoire à l’horizon 2020. La société civile ivoirienne, oubliant les affres de l’article 35, s’est également embarquée dans la problématique nouvelle de la limitation ou de la non-limitation des mandats présidentiels et parlementaires. Sa demande la plus originale est non seulement le maintien de la limitation actuelle à deux mandats, mais l’extension de cette limitation aux mandats législatifs et municipaux, afin de favoriser à la manière des démocraties grecques antiques, la rotation des charges publiques entre tous les citoyens. Est-ce vraiment là, le sens que le débat constitutionnel aurait dû prendre dans la Côte d’Ivoire émergée des tragédies de l’ivoirité ? La stabilité des jeunes nations africaines actuelles et leur développement harmonieux peuvent-elles être assurées par un modèle de rotation totale et à court terme de l’ensemble des charges publiques ? Sans réflexion approfondie sur ces questions, les propositions de la société civile ouvriraient d’autres boîtes de Pandore.

III- Des précautions nécessaires pour recentrer le débat de la troisième constitution ivoirienne vers l’élévation des consciences

La constitution de la troisième république doit résolument s’élever au point de vue de l’intérêt général. Autrement, elle tomberait fatalement dans les travers de la précédente : être faite par quelqu’un, pour quelqu’un ou contre quelqu’un.

Il me paraît dès lors nécessaire de montrer à présent que la troisième constitution ivoirienne ne devrait pas être le texte qui désigne qui sera président, vice-président, sénateur ou chef de gouvernement dans la Côte d’Ivoire de 2020.  Mais le texte qui extirpe le poison d’antan de la constitution et y injecte une vision à long terme des intérêts des populations de Côte d’Ivoire. Pourquoi faut-il absolument éviter de réduire cette constitution à venir à un nouvel arrangement entre élites politiques ivoiriennes sur la répartition des positions dans l’appareil d’Etat à partir de 2020 ou juste avant ?

J’énonce donc à présent  trois raisons / propositions qui me semblent pertinentes car elles répondraient aux impasses des différentes postures ci-dessus analysées :

1) La constitution de 2000 était inspirée par l’idéologie de l’ivoirité. Il conviendrait donc de le rappeler explicitement et de condamner tout aussi explicitement l’idéologie ivoiritaire en la dénonçant explicitement dans le nouveau texte constitutionnel de 2016, comme le plus grand danger intérieur ayant jamais menacé la Côte d’Ivoire d’implosion. Prendre le risque d’aller vers la nouvelle constitution sans une disqualification substantielle et solennelle de la doctrine ivoiritaire, ce serait la garantie de nouvelles tragédies ivoiriennes. Il faut élever la constitution ivoirienne à la norme absolue de l’humanité universelle : la fraternité spirituelle humaine.

2) La constitution de 2016 à venir devrait s’interdire, pour des raisons économiques et symboliques évidentes,  d’enfler inutilement l’armature de l’exécutif sans opérer un nouveau rééquilibrage des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire, de telle sorte qu’on aille à tout le moins vers un régime semi-présidentialiste, qui dès lors se passerait de la nécessité d’un premier ministre, dès lors que le Chef de l’Etat serait assisté par un Vice-président co-élu, pour conserver une cohérence avec la volonté populaire dans l’exercice éventuel d’une vacance de pouvoir. Obama et Biden, dans le modèle américain par exemple, sont des élus du peuple américain, à leurs fonctions de président et vice-président. Ils peuvent donc gouverner et assurer le continuité du gouvernement en cohérence avec la souveraineté populaire.

3) Selon cette logique de la vision à long terme, une vice-présidence de la république de Côte d’Ivoire, élue par le peuple, ne serait dévolue à un citoyen ou une citoyenne qu’à l’occasion des futures élections présidentielles, de même que l’hypothèse d’une chambre parlementaire de plus, le sénat, ne serait envisagée qu’avec pour première mise en œuvre, non pas les prochaines élections législatives, mais celles qui auraient lieu après les élections présidentielles et vice-présidentielles de 2020. 

4) Le sénat devrait alors être envisagé comme un moyen d’élargir et d’ouvrir davantage la représentation nationale aux plus de vingt millions de citoyens qui peuplent désormais la Côte d’Ivoire, et non comme une rente due à une partie de l’élite politique dont on voudrait s’épargner des attitudes boudeuses et frondeuses. La Côte d’Ivoire devrait être la patrie des jeunes sénateurs, des sénatrices, comme des sénateurs d’expérience. Une patrie rassembleuse.

Telles sont, à mon sens, les conditions minimales d’une élévation du débat constitutionnel ivoirien en 2016. L’intérêt général sera sauf quand tous les protagonistes ne se demanderont plus ce qu’ils seront eux-mêmes, dans la Côte d’Ivoire de la troisième république, mais ce que la troisième république de Côte d’Ivoire doit être, objectivement pour tous, indépendamment du sort qui sera individuellement fait à chacun dans cette nouvelle Côte d’Ivoire. L’oubli de soi, pratiqué en politique au nom de la vérité et de la justice, contribue au salut de la chose publique, à la sauvegarde du Bien Commun, sans lequel nos existences individuelles sont purement vides de sens et privées d’espérance.

Faut-il rappeler pour conclure qu’aucune des lignes qui précèdent ne m’a été dictée par personne ? J’assume tout simplement ici encore, librement, ma responsabilité de citoyen adoptif de la république de Côte d’Ivoire et j’aspire à être discuté ou disputé comme tel. J’ai dit tout ce que je voulais dire et je suis prêt à me dédire si l’on me prouve que j’ai tort, ou à le redire s’il s’avère encore que j’ai raison.

[1] Carl Schmitt, Théorie de la Constitution, Paris, PUF 1993, p.135.

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