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© Correspondance : Dr NKE Fridolin
- 26 Apr 2019 08:00:00
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LE RÉGIME BIYA ET LE RÔLE DE L’INTELLECTUEL,DU PHILOSOPHE DANS LA SOCIÉTÉ CAMEROUNAISE D’AUJOURD’HUI :: CAMEROON
Dans L’engagement en littérature, Wole Soyinka note : « Le silence d’un écrivain est plus meurtrier que l’épée d’un tyran. Chaque fois que l’un d’entre eux se tait, un homme meurt ». Cela se vérifie chez nous. Le Cameroun est en deuil plus précisément parce que son potentiel critique est enseveli dans les mâchoires et les poches de ceux qu’on appelle communément chez nous « universitaires », « intellectuels » et « philosophes ». Le Grand deuil de notre nation, c’est la neutralisation du métier de la parole austère ; c’est la liquidation, chez les citoyens sensés l’incarner, de l’esprit critique, qui est l’autre nom qu’on donne à l’intelligence.
C’est cet enténèbrement des lumières du bon sens, chez ceux qui sont sensés l’arroser au quotidien pour sortir le peuple de l’obscurantisme et de la paupérisation, qui est la plus insoutenable pandémie qui décime nos populations. À cet égard, une question massive et terrifiante mérite d’être examinée : entre le peuple aux aguets, recroquevillé sur les miradors de ses espoirs embrumés et quêtant la moindre faille pour sortir de sa torpeur, l’opposition et la société civile décimée et un pouvoir traqué et affolé, qui sombre pour mieux se conserver, de quel côté devrait se placer l’intellectuel, l’universitaire ou le philosophe camerounais ?
LA SITUATION ACTUELLE DE NOTRE PAYS ET DE CEUX QUI LE DIRIGENT
Il y a donc une urgence : il faut rappeler à ceux qui dirigent le pays le revers constitutif du pouvoir politique dans les sociétés traditionnelles africaines anciennes et dans le monde moderne ; c’est cette expérience tragique du commandement des hommes qu’évoque Engelbert Mveng dans Les sources grecques de l’histoire négro-africaine : « le peuple est souverain pour élire le roi et pour le mettre à mort » ! Le régime Biya accumule les contreperformances. Il va de fautes en fautes, de frustrations en frustrations, d’aberration en aberration, avec des scandales et des tueries à la pelle. Comme s’il avait l’addiction de l’indigénat, il lui répugne d’entreprendre des actions d’apaisement ; il radicalise systématiquement les radicaux comme s’il voulait gouverner l’impossible, de telle sorte qu’à la fin il perd irrémédiablement la confiance du peuple. La plupart de ses acteurs dominants étant compromis dans des forfaitures et des crimes inouïs, la compétition politique entre eux ne tourne plus autour de la mise en valeur des compétences personnelles et de l’exploitation stratégique des jeux d’alliance internes au régime, mais plutôt sur l’effort méphistophélique de chacun pour livrer le maximum de ses compères (le Grand Camarade en tête de liste) à la vindicte populaire afin de se dédouaner soi-même des crimes dont ils sont pourtant collectivement comptables.
D’où peut venir le sursaut de bon sens qui seul peut limiter l’effusion mortelle ? qui peut impulser l’éveil politique au cœur de cette équipée délirante et paniquée, dont la boulimie assassine est amplifiée en échos aux pas indiscrets du jugement dernier du peuple qui approche ? L’alternative serait une réforme systémique à travers une transfiguration conjoncturelle palpable depuis les villages les plus reculés de la République, qui, malheureusement, est rendue impossible à cause de la confirmation quotidienne de l’imposture généralisée et des crimes irrémissibles. Comme s’il n’y pas d’acteurs capables de sauver un tel édifice... Ayant perdu tous les atours (le développement économie effectif, la vitalité de la culture, le rayonnement technologique et scientifique, etc.) qui rendent un pouvoir attrayant, il est donc réduit à sortir son Joker, l’arme fatale et à double tranchant de la répression systématique pour s’aménager, sans conviction, un illusoire répit.
LES PROFESSIONNELS DE LA PENSÉE DANS LA SOCIÉTÉ CAMEROUNAISE D’AUJOURD’HUI
Sitôt qu’un universitaire, un philosophe ou un intellectuel prend conscience de cette tentation de chaos qui l’envahit, il se ressaisit et apprend à penser à rebrousse-poil. Il comprend plutôt que son rôle ne consiste point à verser ses citoyens dans les rues, à en faire de la chair à canon. Il réalise surtout qu’il doit ramener les citoyens dans les maisons, dans les amphithéâtres, dans le jeu politique pour discipliner l’envie de liberté qui les perturbe et la révolte carnassière qui sourd en eux. Actuellement, le penseur est en compétition avec des acteurs politiques qui détournent les gens à qui il veut parler en exacerbant leur rancœur et leur noire humeur. Il est dans la position d’une mouche condamnée à voler pour éviter le piège. Or, ainsi que le faisait remarquer Lichtenberg : « La mouche qui veut échapper au piège ne peut-être plus en sécurité que sur le piège lui-même » !
Fondamentalement, comme les autres spécialistes de la bêtise et du génie humains, l’intellectuel vit en fixant quotidiennement son regard sur l’appât que lui tendent les puissants, sans renoncer à son statut d’affamé de la satiété populaire, de la paix, de la justice sociale et des libertés individuelles. Il fuit la « passion d’avoir plus », la fureur de posséder. Si vous faites partie de l’élite pensante et que vous êtes rassasié, comblé, bien repus, rassuré, alors il y a du jeu dans l’engrenage. Vous sentez mauvais et votre vocation est en péril. Car il vous est interdit d’écrire pour supplier les bourreaux, pour implore les grâces des puissants ou pour endormir les citoyens endoloris contre rétribution : vous écrivez pour donner une leçon ! À chaque acteur en présence, vous manifestez votre impatience dans l’attente de l’apothéose de la libération. « Meurs et deviens », telle est la devise quasi mystique de l’activiste de l’intelligence.
LA CONDITION CRITIQUE DE NOTRE IDENTITÉ D’INTELLECTUEL DANS LE RÉGIME DE PAUL BIYA
Remarquons toutefois que lorsqu’ils vivent sous un régime autoritaire, les hommes, les femmes et les jeunes ne se taisent que parce que le pouvoir en place travaille d’arrache-pied pour la prospérité de l’État ou parce qu’ils manquent encore d’espace et d’opportunités pour cracher leur venin. Or le peuple trouve toujours un moyen, un temps et une occasion propice pour faire prévaloir sa préséance démocratique sitôt qu’il s’aperçoit que les gouvernants commencent à incendier le territoire, à massacrer les habitants ratatinés et à miner leurs espoirs. Dans ces conditions, le philosophe, l’universitaire et l’intellectuel ne peuvent embrasser la carrière de la déstabilisation. Il n’est ni sage ni profitable, encore moins moral, que les ouvriers de la liberté se constituent en bandes armées d’écrivains, de chimistes, de physiciens, d’artistes, etc. exclusivement organisés pour lutter contre les pouvoirs qu’on considère comme étant « pourris ». Leur office ce n’est pas de vouer ces gouvernants aux gémonies.
Au contraire, ils doivent éclairer les décideurs et contribuer de ce fait à consolider leur emprise managériale sur des bases plus pérennes que l’illusoire assise dictatoriale qui les tente. Revendiquer le statut d’éclaireur des esprits et de stratège de l’action publique revient donc à s’ériger en la conscience critique du peuple qui, elle-même, est le prétexte fondamental, la garantie et l’enjeu de tout programme socio-politique, économique et culturel viable. Et ceci a des vertus républicaines indéniables.
Car en renonçant à se constituer comédien du cirque qui aliène et écume ses concitoyens, le spécialiste de la réflexion revêt le manteau de prophète et de devin qui est intimement articulé avec l’incrustation de son intelligence dans la vie tourmentée des siens. À cet égard la sagesse veut que lorsqu’un pouvoir mène une guerre cynique contre le peuple, il ne faut pas que les hommes d’esprit le combattent frontalement. Sans se résigner, ils doivent avant tout trouver les moyens conséquents pour en ébranler les assises surfaites en dénonçant systématiquement ses outrances et son aveuglement meurtrier. Il faut en outre qu’ils mettent en place des stratégies pour l’émousser durablement en banalisant ses acquis éventuels et, si possible, en le transformant ensuite, de telle sorte qu’il devienne rationnel et, donc, fréquentable.
Alors seulement ils pourront le laisser à la disposition de ce même peuple afin que celui-ci l’éconduise ou l’absolve. Par l’intégrité morale et la hauteur de la posture que les professionnels de la pensée opposent ainsi au Prince et à ses intrigues sacrilèges, le régime se condamne irrémédiablement à penser ou à disparaître. Ses thuriféraires apprennent qu’on peut être criminel sans être vil ; ils réalisent qu’en manquant d’ancrage dans les cœurs et dans la loi un régime se condamne inéluctablement à être emporté par la révolte populaire, les intrigues de palais ou l’usure mal négociée de son temps de règne. À quoi servirait-il d’ailleurs au peuple d’admirer, de respecter ou d’aimer un régime donné s’il est réquisitionné pour obéir, pour craindre et pour succomber ? D’un autre côté, y a-t-il pire destin que celui d’un homme d’État qui finit lui-même par être maudit, oublié voire exécuté par le peuple dont il a eu la charge ?
LE SORT DES PROFESSIONS DE LA RÉFLEXION AU CAMEROUN
Les dérives politiques en cours dans notre pays indiquent que c’est la pensée camerounaise elle-même qui s’effrite et se décompose sous nos yeux sous l’effet de l’apeurement et de l’affamement des citoyens ; ce qui a pour conséquence directe de réduire la masse critique à sa plus simple expression. Les « devants-penser », ceux qui, en principe, portent la torche de l’avenir de la nation dans les arts, les lettres et les sciences, s’irréalisent sous nos yeux à travers la clameur des forfaits qui les engraissent et les enterrent dans le cœur des masses déshéritées. Certes on continue de « faire la philosophie », de « faire de la science », d’écrire des romans et de réaliser d’autres œuvres de l’esprit… Mais le cœur n’y est pas véritablement et la réalité est amère : on passe pour un philosophe, un intellectuel, un artiste engagé, au lieu de penser et d’agir comme tel. La Bruyère prévient pourtant : « Il est bon d’être philosophe, il n’est pas bon de passer pour tel ».
Que peut-on par exemple espérer des « amoureux de la vérité », les philosophes, lorsque dans un pays en crise et qui est ravagé par la corruption, eux-mêmes, qui sont affectés à la tâche de construction des repères éthiques, eux qui sont en principe les boussoles politiques, sont si oublieux de penser et si occupés à « manger avec leur philosophie », à s’acharner comme des gloutons sur l’argent des mémoires et des thèses, parce que les administrateurs de la fonction publique « mangent » aussi avec leur nomination et leurs fonctions respectives ? Une société humaine peut-elle atteindre à la modernité lorsque les guides censés éclairer les citoyens sont si bas et étourdis, lorsque les ego sont si incurvés ? Comment les « grands esprits », qui s’éteignent à la suite du vacarme de leurs poches et de leur ventre, dont ils se soucient du contenu plus que tout, peuvent-ils impacter la société et édifier la lanterne du peuple qui erre sans repères ? Un tel pays peut-il même rêver d’émergence ? peut-il seulement se constituer en une République digne de ce nom ?
Ouvertures : Notre statut et les responsabilités qui y sont attachées
En définitive, le citoyen n’a que faire si l’on se dit intellectuel, universitaire ou philosophe. Il lui importe davantage que l’on se tienne à la hauteur des préoccupations quotidiennes qui justifient ce statut et, par conséquent, que l’on se positionne à l’engouffrement de sa vie tourmentée. En effet, si celui dont la profession est de penser renonce à le faire, il s’établit dans les faits et dans l’esprit de tous comme un méchant. Et on est méchant par vice, par renoncement, par vanité ou par paresse ! La paresse intellectuelle est la pire de toutes les méchancetés. Revendiquer le statut de spécialiste de la pensée revient donc plus exactement à se constituer manœuvre dans le chantier de la transformation des comportements et des conditions de vie des peuples. C’est lorsqu’on fait ce qu’on dit de sa bouche ou dans les beaux écrits, que les citoyens ont la garantie de ce qu’on est véritablement et qu’on les convainc de notre statut et de notre utilité sociale. Car chaque statut est assorti d’exigences éthiques et de responsabilités sociales.
Il n’y a pas de philosophe dans une société donnée si celle-ci ne vit pas en permanence sous le feu d’une critique rigoureuse et méthodique de ses assises, de ses codes, de ses réalisations et de l’ethos qui le constitue comme peuple. Il n’y a plus d’intellectuel dans un pays sitôt que celui-ci devient la risée des autres nations à cause d’une carence rédhibitoire des hommes et de femmes qui le composent, incapables d’interroger ses acquis, ses défis et ses atouts à la lumière des dynamiques qui façonnent les États prospères et des enjeux qui sous-tendent son déploiement temporel et géostratégique. Et point n’est besoin d’espérer rencontrer sur son chemin un universitaire si, dans le pays considéré, le caporalisme et l’esprit de cooptation sans mérite, le mercenariat de la plume, l’idolâtrie, la crédulité, la peur, le goût du crime, l’imposture politique et tous les méfaits caractéristiques de la pathologie de l’absence de la raison se répandent dans la société comme une traînée de poudre.
Il s’ensuit qu’on ne peut véritablement influer sur le cours des événements et faire agir différemment les autres que suivant l’exemplarité de notre posture et de notre trajectoire. Quelles que soient sa formation et sa foi en l’homme, un philosophe, un intellectuel, un universitaire doit veiller, former et spéculer sur les traits du visage de l’avenir d’un peuple. Ce sont des citoyens dont la particularité est d’être des vecteurs de la pensée. Or, pour penser véritablement, il faut neutraliser l’autorité. La défiance envers toute autorité constituée est la condition sine qua non du succès de l’effort réflexif. C’est en ce sens que le philosophe et l’intellectuel sont toujours cités en exemples pour la réhabilitation et le rachat des maudits, des pervers et de tous les irrécupérables qui passent frauduleusement pour des références indépassables de leur temps.
Et pour être quelqu’un d’exemplaire, il faut que l’homme d’esprit pèse durablement sur des consciences et qu’il soit porté par une multitude de cœurs ; il faut qu’il puisse durer dans l’imaginaire du grand nombre comme un vivier de l’espoir ; il faut qu’il persévère malgré la tourmente, comme le ferait un authentique croyant. Pour être l’aiguillon d’un peuple qui sombre dans le désespoir comme le nôtre, il faut éroder le caractère générique et organique qui nous limite à notre personne singulière et nous restreint à notre environnement familial et professionnel, qui est la périssabilité même qu’adoptent le carriériste et le pouvoiriste. Être une référence ou un modèle dans une société donnée requiert qu’on s’agrège à l’éternité qui n’est rien d’autre que la marque des pas indéchiffrables des hommes et femmes d’exception sur l’itinéraire qu’emprunte la destinée collective.
Dr NKE Fridolin,
Docteur de l’université de Liège (Belgique)
Expert du discernement (UY1);
Conseil-Accompagnateur en construction des comportements éthiques et républicains E-mail : nkefridolin2000@yahoo.fr
Tel : 00 (237) 680 110 889
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