Dérive tribale : Origines et derniers développements
CAMEROUN :: POINT DE VUE

Cameroun :: Dérive Tribale : Origines Et Derniers Développements :: Cameroon

Inoculée par le colon, la haine tribale est ravivée dans le pays sur fond d’ambiance de fin de règne, et dans un contexte sécuritaire hautement sensible.

Plus que les précédentes, l’élection présidentielle du 07 octobre 2018 aura fortement été marquée par ce qu’il est convenu d’appeler le vote tribal, notamment dans les régions du Centre, de l’Est, du Littoral, de l’Ouest et du Sud. On vote le « frère », et non forcément le programme. L’un des cas les plus illustratifs de cette tendance, l’écrasante victoire du candidat Cabral Libii (61,60% des voix contre seulement 34,90% pour Paul Biya) dans le département du Nyong et Kellé dont il est originaire. Toujours dans le Centre et plus précisément dans le Mfoundi, Maurice Kamto aurait remporté le scrutin à Yaoundé 2e et 6e, deux arrondissements où les ressortissants de sa communauté seraient majoritaires.

La région de l’Est, qui fait partie du grand Sud, n’ayant pas eu de candidat à cette élection, a accordé 90,43% de ses voix à Paul Biya grâce à une forte implication de l’élite de cette grande aire géographique. Comme toujours, la région natale du chef de l’Etat l’a plébiscité avec un score écrasant : 92,91% de suffrages. Ces quelques exemples sont la résultante d’une campagne électorale tout au long de laquelle le discours tribal entretenu par des « groupes ethno-tribaux à tendance chauvine », aura fait écran à la réalité du pays, avait dénoncé le Mouvement africain pour la nouvelle indépendance et démocratie (Manidem), dans un communiqué officiel.

Devant le Conseil constitutionnel lors de l’audience du contentieux post-électoral de la présidentielle, en octobre 2018, l’un des candidats malheureux, Maurice Kamto en l’occurrence, s’est affronté en mondovision sur la question tribale avec le ministre Grégoire Owona, qui représentait le candidat du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc), Paul Biya. Depuis cette élection et, comme s’ils étaient investis du droit de parler au nom de leurs communautés respectives ou de les défendre, des intellectuels réels ou présentés comme tel, des leaders d’opinion connus et jadis mesurés dans leurs propos, ne cessent d’envenimer le débat. Leurs espaces d’expression sont les réseaux sociaux et même certains supports médiatiques traditionnels. De la manière la plus décomplexée qui soit, certains Camerounais vivant à l’étranger ont même appelé « les leurs » à prendre les armes contre une tribu, voire même à exterminer celle-ci. Les appels à la haine de l’autre pullulent sur les réseaux sociaux et constituent une menace grave à la cohésion nationale, dans un pays déjà fragilisé par la crise sociopolitique dans le Nord- Ouest et le Sud-Ouest qui affecte également l’Ouest et le Littoral dans une certaine mesure, la lutte contre la secte terroriste Boko Haram dans l’Extrême-Nord et la circulation des bandes armées étrangères dans les régions de l’Est, de l’Adamaoua et du Nord.

Equilibre régional

Sur fond d’ambiance de fin de règne, « les passions les plus endormies se réveillent pour la compétition politique », analyse le philosophe Hubert Mono Ndjana. Le sociopolitiste Claude Abe, lui, pointe du doigt certains hommes politiques qu’il qualifie d’« entrepreneurs du repli identitaire ». Pour cet universitaire, la dérive tribale est d’autant insoutenable qu’elle « pourrait légitimer ce que pensent certains, à savoir que le gouvernement pourrait être derrière une telle démarche ». On serait, de ce point du vue, en plein dans la manipulation des identités ethniques, stratégie laborieusement mise sur pied par la France avant l’indépendance du Cameroun.

Enseignant de sociologie politique et actuellement vice-doyen de la recherche et de la coopération à la Faculté des sciences juridiques et politiques à l'Université de Dschang, à l’Ouest, Alawadi Zelao avait publié en mars 2014 un article intitulé : « Le multi-tribalisme d’État au Cameroun : quelques pistes de réflexion aux lambertoniens ». Il y explique que « la construction de l’État dans ce pays aura finalement procédé d’une imagination coloniale, mais très vite retravaillée par les indigènes qui allaient suppléer à l’autorité coloniale dans la gestion des charges publiques, non sans se faire l’écho du modèle colonial de la manipulation des identités et des tribus qui composent la société camerounaise dans son ensemble ». Evoquant la politique de l’équilibre régional, qui de son point de vue a favorisé l’émergence d’une « gouvernance tribale où les clans auxquels appartiennent les deux présidents (Ahmadou Ahidjo et Paul Biya) auront été les principaux bénéficiaires », le sociopolitiste trouve que « cette politique a été détournée, au fil des ans, de sa philosophie initiale, celle qui consista en effet à une association plutôt intégrée de différentes composantes à la gouvernance publique au Cameroun ».

Il dénonce par ailleurs le caractère pernicieux « de cette déviation et de ce détournement d’une formule de gouvernance qui, si elle était conduite dans une perspective républicaine, aurait largement contribué à la construction d’une nation réconciliée avec elle-même et son histoire ; mais eux, ils tirent exagérément sur la "fibre tribale" au point d’en faire une variable « mono-causale » qui explique toutes les dérives actuelles du régime du "Renouveau- Biya", et que de ce fait le système fonctionne au quotidien à créer et à renforcer les ruptures entre les composantes sociologiques du pays ».

Opération Epervier

L’un des théoriciens de la manipulation cynique des identités ethniques est le sinistre colonel français Jean Lamberton. Dans un article intitulé « Les Bamilékés dans le Cameroun d'aujourd'hui », paru dans la Revue de Défense nationale à Paris, en mars 1960, il déclara : « Le Cameroun s'engage sur le chemin de l'indépendance, avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant. Ce caillou, c'est la présence d'une minorité ethnique : les Bamilékés (...) L'histoire obscure des Bamilékés n'aurait d'autre intérêt qu'anecdotique si elle ne montrait à quel point ce peuple est étranger au Cameroun ». De génération en génération, cette déclaration est restée en travers de la gorge de la plupart des membres de l’intelligentsia Bamiléké, qui « se battent » depuis pour « restaurer » leur communauté. Un courant hégémoniste serait ainsi né, incarnée par Mgr Albert Ndongmo. Leur idéologie supposée ou réelle, « la conquête du pouvoir politique par les seuls Bamilékés, pour transformer en hégémonie totale leur suprématie sur le plan économique et démographique », écrivait en janvier 2014 l’homme politique Ngouo Woungly Massaga.

L’un des vastes champs d’expression du tribalisme au Cameroun demeure les recrutements à base tribale dans les ministères et les entreprises publiques et parapubliques. Récemment nommé Premier ministre, Joseph Dion Ngute a d’ailleurs blâmé cette pratique lors du tout premier Conseil de cabinet qu’il a présidé, le 30 janvier dernier. A cela s’ajoute les groupes de pression créés par des élites de certaines localités pour exiger plus de places pour leurs enfants lors des concours d’accès aux grandes écoles. Cela a été notamment le cas avec celles du grand Nord, qui avaient exigé plus de la moitié des places ouvertes lors du tout premier concours d’entrée à l’Ecole normale supérieure de Maroua, dans l’Extrême-Nord. L’Est a également fait circuler un mémorandum pour qu’il en soit de même des filles et fils de cette région, après la création de l’Ecole normale supérieure de Bertoua. Un autre développement récent du tribalisme concerne l’opération Epervier, que des leaders d’opinion ont qualifié d’instrument politique pour neutraliser l’élite Beti dans la perspective de la succession à Paul Biya.

Le clergé n’est pas épargné par le poison du tribalisme. En 1987, une cinquantaine de prêtres autochtones du Wouri avaient écrit au Vatican pour lui signifier leur désapprobation de la nomination de Mgr Gabriel Simo, originaire de la région de l’Ouest, au poste d’évêque auxiliaire à Douala. Il y a également eu des grincements de dents au sein de l’élite religieuse et politique du Mfoundi, en 1999, à la suite de la désignation de Mgr André Wouking, un autre natif de l’Ouest, pour remplacer Mgr Jean Zoa comme archevêque métropolitain de Yaoundé.

Lire aussi dans la rubrique POINT DE VUE

Les + récents

partenaire

canal de vie

Vidéo de la semaine

évènement

Vidéo


L'actualité en vidéo