Man Bene, La Cour des grands ou les indépendances vues d'Afrique, Paris, Édilivre, 2015, 202 pages
AFRIQUE :: LIVRES

Man Bene, La Cour des grands ou les indépendances vues d'Afrique, Paris, Édilivre, 2015, 202 pages :: AFRICA

La Cour des grands ou les indépendances vues d'Afrique. Le titre est d'autant plus évocateur que l'auteur se définit comme un esprit libre qui entend obéir aux vertus d'un tel devoir intellectuel. Écrit par Owono Zambo, sous le pseudonyme Man Bene, ce livre aborde des problématiques d'une brulante actualité.

L'intrigue du roman débute par une histoire d'amour entre Metoum et Louise, deux personnages centraux du roman. De « culture élévée », du fait de leurs brillantes études, les deux personnages vont nouer une relation d'amour via un réseau social qui va « ouvrir les portes de leurs aspirations intérieures ». Mais entre Metoum et Louise, les échanges ne sont pas d’ordre charnel. Ils sont surtout d'ordre intellectuel dans la mesure où « l'acte d'écriture » leur donne la possibilité de questionner les problèmes existentiels. Ce d'autant plus qu'ils viennent de deux environnements culturels différents, bien qu'ils se revendiquent être « citoyens du monde ». Metoum vient d'un pays d'Afrique et Louise de la France.

La rencontre entre les deux personnages permet au narrateur de s'intéresser au rapport de l'Afrique dans le monde et notamment de la relation avec la France. Ces deux éléments sur lesquels le narrateur s'appuie lui servent à la fois de miroir grossissant et de plateforme référentielle. Le livre que Man Bene offre au grand public peut donc se lire comme une analyse critique des problèmes africains. Cette analyse fait recours à une démarche de déconstruction/reconstruction des concepts qui sous-tendent et structurent les relations France/Afrique. Parmi ces concepts, il y a surtout celui de la mondialisation.

Le narrateur considère la mondialisation, et les mécanismes y afférents, comme une pure duperie. Elle contribue à vider l'Afrique de son potentiel et de ses richesses. De même, la mondialisation conduit à la perte d'identité dans la mesure où les Africains ont fini par avoir pour modèle les Autres, c'est-à-dire les Occidentaux. Pour le narrateur, l'aliénation qui se fonde sur l'histoire coloniale, fonctionne en plein régime chez les Africains. Le modèle référentiel auquel le narrateur fait allusion se traduit par le fait que les Africains sont prêts à accueillir des deux mains tout ce qui vient de l'Occident, sans toutefois se demander si cela correspond ou cadre avec leurs codes et culture. C’est donc à juste titre que le narrateur s'inquiète sérieusement de la survie des langues africaines. Celles-ci sont sous la pression de la langue française.

À travers la métaphore du président qui a les « dents », le narrateur porte aussi son regard sur le mode de gouvernance des dirigeants africains. Les manœuvres répressives et l’exercice du pouvoir absolu font d'eux des détenteurs du pouvoir de vie et/ou de mort sur leurs citoyens. Aussi, les analyses proposées dans le livre au sujet de la corruption, du clientélisme, du favoritisme s'apparentent à une clé nécessaire pour comprendre les leviers sur lesquels reposent l'ordre politique et la gouvernance en Afrique.

Partant du postulat selon lequel le monde va mal parce qu'il a besoin d'« intellectuels avisés », le narrateur mène une réflexion nuancée sur l'intellectuel et le diplômé, en relation avec leur rôle, dans l'Afrique actuelle. Selon lui, l'intellectuel, le « vrai », « c'est une posture de remise en question permanente, de pensée toujours vivante, de curiosité, de quête … Il est toujours en alerte pour dénicher le vrai et le professer, pour que le savoir prospère et pour que le monde soit meilleur… C'est une posture de combat ». En un mot, un vrai intellectuel contribue à l'avancement de la société à travers une production permanente du savoir. Par contre, « le diplômé, lui, doit tacher de se tenir à carreau, de ne pas se prétendre être intellectuel. S'il ne sait que dire « oui », s'il a la pensée aussi déserte que le Sahara et le cœur aussi dégonflé qu'un ballon de football des bidonvilles », ironise-t-il, le diplômé est, dans cette perspective, un anti-héros.

Le problème de l'Afrique, comme le souligne le narrateur, c'est qu'elle est dirigée par les diplômés et non par les intellectuels. Rien d'étonnant que ces dirigeants empêchent les citoyens de « voir ». Pour le narrateur, l'absence de bibliothèques et de librairies concourt à maintenir les Africains dans la « caverne anti-savoir ».

À partir d'une analyse critique de la situation de l'Afrique actuelle et de son rapport au monde, avec la force de l'écriture, Man Bene propose la rupture. Celle-ci doit se traduire par un « retour sur soi », aux origines africaines. Pour ce faire, l'Afrique doit repenser son histoire, ses valeurs, son identité propre. Elle doit développer son propre paradigme pour mieux amorcer l'ouverture au monde. Le narrateur présente l'Africanisation non pas comme une panacée mais comme un impératif politique, culturel et anthropologique dans une Afrique en perte de repères propres. Il invite ainsi les « vrais africains » à mener un « combat contre soi », en s'attaquant à ce qui a fini par devenir « naturel » : la langue française, la mode américaine, l'éducation coloniale, les cultures exotiques comme la démocratie et les « droits » de l'homme. Il est convaincu que le salut de l'Afrique repose sur la « connaissance endogène de soi et désireuse de l'altérité ».

En fin de compte, La Cour des grands ou les indépendances vues d'Afrique s'apparente à un livre multidimensionnel qui ne saurait se lire comme un simple roman, proposant une intrigue et avec des personnages incarnant chacun un rôle précis. Ce livre peut et/ou doit se lire comme un livre d'histoire. À ce niveau, l'auteur apporte un regard innovant en abordant les indépendances sous le prisme africain. Il plaide pour une « indépendance culturelle de l'Afrique » en lieu et place de l'unique indépendance politique. Le livre peut aussi se lire comme une analyse économique de la situation néo-coloniale des pays africains. L'auteur fustige la détérioration des termes de l'échange, plus de cinquante ans après les « indépendances de pacotilles » accordées à l'Afrique. C'est la France qui fixe toujours les prix des produits africains (coton, cacao, pétrole …). C'est aussi elle qui gère la valeur de la monnaie de ses ex-colonies. Man Bene critique aussi la « soi-disant » idée de philanthropie à travers le mot « entrepreneurs ». Tout comme il s'en prend vertement au mot « coopération » dont le sens originel est vidé en parlant d'une « coopération de gagnant-à-perdant » entre la France et l'Afrique. Cela fait dire au narrateur que l'ordre colonial fonctionne toujours à plein régime en Afrique à travers des lignes de continuité dans la relation Françafricaine.

Dans une autre perspective, ce livre peut s'inscrire dans l'ordre de la critique politique, au regard de la charge de l'auteur contre les modes et les types de gouvernance en Afrique. Enfin, il n'est pas absurde de dire que l'ouvrage apparaît comme relevant de l'ordre d'une analyse anthropologique et culturelle si l'on s'en tient

aux questions d'identité, de conformisme et de mimétisme qui règnent en Afrique. À ce niveau, le geste discursif du narrateur consiste à sensibiliser et à interpeller les uns et les autres sur la perte des valeurs et de l'identité africaine au profit des « valeurs Autres » et ce, au nom de la mondialisation. Bien que refusant le « figement identitaire » dans le contexte actuel, le narrateur exprime « ses relents de résistant à l'impérialisme néocolonial ».

La difficulté de ranger ce livre dans un genre précis témoigne de sa richesse et de l'effort réflexif de l'auteur pour penser et mettre sur la place publique des problématiques qui se posent à l'Afrique et qui interpellent ceux de ses dignes intellectuels.

© Camer.be : Simon NGONO, Journaliste à Grenoble

Lire aussi dans la rubrique LIVRES

Les + récents

partenaire

Vidéo de la semaine

évènement

Vidéo


L'actualité en vidéo