Une frange de la population jeune d’Afrique du Sud cultive la haine ;la haine, c’est quand on ne veut plus rien partager
AFRIQUE DU SUD :: POINT DE VUE

Une frange de la population jeune d’Afrique du Sud cultive la haine ;la haine, c’est quand on ne veut plus rien partager :: SOUTH AFRICA

La haine c’est dans les gènes de cette Afrique que l’on saigne… Depuis deux semaines, je regarde, hagard, les images de ces jeunes, dans la rue, qui brûlent leurs semblables… c’est vrai, cela se passe aussi au Cameroun dans ce que l’on appelle la « justice populaire ». Je réalise combien, en l’homme, les pulsions destructrices sont présentes dès la petite enfance. Mais, ce que je vois en Afrique du Sud c’est de la haine radicale, celle qui relève d’un discours qui ne tolère pas le dialogue, méprise l’histoire !

Au-delà de l’aspect politico-économique, la tragédie que nous impose une frange de la population sud-africaine soulève la question des pulsions de haine et de destruction. D’où viennent ces élans mortifères qui peuvent pousser à se détruire, pourvu que cela nuise à l’autre ? Pouvons-nous tous être en proie à des flambées de haine ? Comment expliquer que des hommes aillent jusqu’à organiser des embuscades pour en éliminer des milliers d’autres, femmes, enfants, nourrissons, hommes, vieux, jeunes ?

Personne ne peut en sortir indemne ! La haine totale, à l’état pur, pousse à engager sa propre vie, quitte à s’opposer à l’univers entier. Elle vient de la sensation de ne pouvoir « rien » y faire, et elle s’entretient d’elle-même, de sa propre impuissance. Mais, plus que l’expression d’un désespoir, elle témoigne de l’impuissance à toucher cet autre autrement. Quand elle atteint ce degré, elle vise l’être même de l’autre, exclut tout partage avec lui. Seule sa suppression peut l’apaiser. Le haineux décide qu’il ne veut plus jouer avec les autres. Parce qu’il veut gagner. Plus fou encore : il veut « avoir été gagnant » sans avoir eu à se confronter à aucun autre. Voilà pourquoi, à l’aide de haches, on s’attaque aux enfants sans défense, à des grands-mères impuissantes. Ce sont des images qui nous touchent, qui violent notre conscience et bouleversent nos schèmes de pensée et de construction.

Nous assistons, impuissants, à la naissance d’un nouveau terrorisme et à une nouvelle perversion de l’âme humaine. Nous mettrons du temps à le

réaliser, parce que nous nous battons à demeurer humains, mais dans les deux cas, l’altérité est intolérable. « Si je détruis des choses, c’est qu’elles méritent de l’être. La preuve, c’est que j’ai décidé de les détruire », disait un terroriste allemand. C’est un discours qui tourne en rond et ne tolère pas la réplique ou le dialogue. N’ayant pas été sur le terrain, mais comme hier Pierre Bourdieu de Paris observant la violence du FIS en Algérie de Paris, d’ici je regarde les images qui tournent en boucle dans différentes chaînes de télévision, et je ne peux m’empêcher un parallèle avec ce que j’ai entendu de la bouche des familles des terroristes des réseaux Ben Laden. Toutes disent de leur enfant : « On ne comprend pas, il allait bien, il était normal, il allait à la fac. Et puis un jour, on a appris qu’il était parti en Afghanistan. »

C’est très proche des discours des familles de toxicomanes : « Il était gentil, il avait une petite amie et, un jour, nous avons su… » Pour les toxicos, c’est l’ivresse solitaire, autosuffisante, du flash. Pour les terroristes, c’est la griserie, le sentiment de toute-puissance conférée par le pouvoir de tuer qui on veut. Oui, ces jeunes nés d’un homme et d’une femme dans un acte d’amour deviennent donc du jour au lendemain des tueurs, devant les caméras du monde entier médusé ! Ce sont de bons compagnons et certainement des pères de famille qui lisent des histoires le soir à leur progéniture après être passés à la salle de bain pour se laver du sang de leurs semblables !

La violence en République sud-africaine est certainement montée d’un cran, mais elle n’est pas différente de celle que nous vivons à Lagos, à Douala, à Libreville. Le lien entre « j’ai la haine » que disent les enfants, nos enfants dans les cours de récréation dans les écoles, collèges et lycées et les « je te hais » que nous entendons de la bouche de ces meurtriers-émeutiers.

Oui, je le vois déjà dans vos yeux, cette inique protestation pour ne pas que je flirte avec les extrêmes. Mais voyons bien, l’expression « j’ai la haine » traduit surtout la colère et l’impuissance de se sentir rejeté, hors jeu. Dans le « je te hais » des drames amoureux et familiaux, à l’inverse, les protagonistes sont liés par un même jeu : ils en sont acteurs. Et leurs proclamations de haine ne valent qu’à l’instant où elles sont énoncées. Ensuite, on passe à autre chose. Il y a même souvent quelque chose de convivial dans cette haine : on a besoin de l’autre pour lui signifier qu’on le rejette ; donc, pas question de le tuer. Et s’il meurt, vous en êtes malheureux.

On peut dire que ce type de haine, à l’œuvre dans les liens amoureux, familiaux, amicaux, professionnels, est de l’amour inversé. Comme si au dernier moment, l’amour était empêché : à cause de rancœurs, de ressentiments, de comptes à régler. D’ailleurs, à ce jeu-là, il y a toujours un moment où l’on se dit : « Non, en vrai, ce n’est pas toi que je hais, c’est quelque chose de toi, un comportement, une particularité de caractère. » Aussi, plutôt que de haine, je préfère parler ici de violence, de rejet violent. La haine radicale, elle, s’enkyste, elle ne passe pas. Voilà, c’est ce que la conscience nous dicte, mais la réalité est plus complexe et aujourd’hui j’ai des difficultés à voir la frontière entre ces deux types de haine, et si elle existe elle est aussi mince que l’épaisseur d’un papier. La psychanalyste Melanie

Klein a repéré chez des tout-petits une agressivité absolument meurtrière, et donc mortifère pour eux. Mais nous n’arrivons pas dans l’existence dotés d’un capital d’amour et d’un capital de haine. Ce sont les événements qui inscrivent en nous des expériences de haine et des moments d’amour. Désormais, dans les capitales africaines, en Afrique du Sud en particulier, la digue de Richelieu qu’est l’amour, la sécurité a cédé, la violence l’emporte donc et dans sa déferlante, elle emporte tout. Nous percevons donc l’autre comme « ce » qui nous limite, nous fait de l’ombre, nous prive de quelque chose qui devrait nous revenir. On désigne le travail, on accuse le chômage, on voit le visage de l’autre qui n’est pas nous, qui nous limite. Ici, ce sont les pauvres qui haïssent les autres pauvres sans dédouaner les riches qu’ils envient sans les voir. Ils sont cependant plus violents avec les pauvres dont ils gardent l’espoir, non pas de prendre la place, mais devenir quand même un peu riches… Voilà pourquoi les maisons de nantis ne sont pas attaquées parce qu’il nous est impossible de haïr les martiens parce qu’en réalité nous ne les connaissons pas.

La société sud-africaine a cependant peut-être plus que toutes les sociétés africaines un « en dessous » de haine, et de violence qui couvent depuis son long siècle d’apartheid. Pour faire naître la nation arc-en-ciel, l’on a refusé de soigner le mal, parce qu’il fallait mener une course contre la montre, mais l’on a beau bourrer, gaver un enfant de provende animale on ne fera jamais brûler les étapes au mûrissement de sa conscience ! Oui, la société sud-africaine est une société construite sur des haines connues, mais refoulées avec un peuple à qui on a fait croire qu’il pouvait se tourner d’un claquement de doigts vers la bonté, l’humanité… Il a donc suffi de gratter un tout petit peu pour que cette haine inavouable, névrotique remonte à la surface et s’exprime comme nous le voyons aujourd’hui. Et l’étranger n’est que la tête du turc sur laquelle on tape pour se défouler. L’étranger est cause de ma non-réalisation, de ma non-perfection ; Or, la perfection nous ne l’atteignons qu’à la mort, celle dans laquelle nous précipitons l’autre de la façon la plus violente en essayons de nous en éloigner nous-mêmes le plus possible. Le migrant c’est qui ? C’est vous, c’est moi, avec un peu de bon, un peu de mauvais, certainement des imparfaits, mais qui ne demandent qu’à se battre au quotidien pour gagner un peu de bonheur, un peu de pain, un peu de sel, un peu de lumière pour les leurs et pour eux-mêmes. Alors question : pour cela méritent-ils cette mort ? Et de la main de ces nouveaux justiciers ?

Plus que l’Afrique du Sud donc, plus que sa jeunesse névrosée, nous vivons dans des sociétés névrosées avec des niches, de toutes petites, des cocons où l’on est autosuffisant, inatteignable par le pauvre, celui qui crie hors les murs. Nous devons cependant savoir que de l’autre côté du mur quand les pauvres (de toutes conditions et de toutes les couleurs de l’humanité) rugissent, c’est avec une force décuplée, c’est au large et sur les berges de l’Italie, c’est en Espagne, c’est dans la police américaine dont les balles n’atteignent que les populations de race noire, car tout noir a forcément quelque chose à se reprocher… C’est le jeune de Yaoundé

qui ne marche pas comme nous et qui nous pousse à crier « o voleur » pour que les assoiffés de sang lui tombent dessus, le rouent de coups avant de le réduire en cendres à l’aide de vieux pneus. Au nom du refus de la violence (le fait que l’on saupoudre qu’on voit la paix dans le refus de traiter des problèmes sociétaux – pour la stabilité d’un pouvoir autocratique), on produit des violences extrêmes.

Ce soir, oui ce soir, en regardant mes enfants se jeter dans mes bras, je découvre que la haine est aussi facteur de vie ! Oui tout comme la jalousie dont elle n’est souvent qu’une variante. Un peu de haine de soi, de temps en temps, ça aide à bouger. (Nous devons tous en Afrique détester cet immobilisme en nous, cette paresse, ce refus de l’action créatrice). Il faut pouvoir se dire : « J’en ai assez, je hais cet aspect de moi. » Comme passage vers autre chose, la haine peut être tout à fait stimulante. Le tout est de ne pas s’y enliser. Vous pouvez bien haïr des gens, si vous êtes capable de vous retourner sur vous et de considérer qu’après tout, c’était idiot de les haïr, que vous et eux méritez mieux ! C’est à ce prix, cet unique prix que nous pouvons sauver l’Afrique du Sud et l’Afrique avec.  

*(Je dédie cet article à mes filles, Moïsha, Annièla, Shire-Rose Fouda afin que demain leur monde d’adulte ne connaisse plus ce type de violence. A Rosine FOUDA afin que cette thèse apporte beaucoup à la communauté universitaire de notre pays.)

© Correspondance : Dr Vincent-Sosthène FOUDA

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