Cameroun, Sur les pas d’un géant : Abel Eyinga par le prof. Vincent-Sosthène FOUDA
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Cameroun, Sur les pas d’un géant : Abel Eyinga par le prof. Vincent-Sosthène FOUDA :: CAMEROON

Abel Eyinga aurait-il accepté que l’on écrive, à la suite de sa mort survenue le 16 janvier 2014 dans son village natal, loin du bruit et des combats, loin des joutes oratoires dont il faut pourtant un professionnel, que les sciences politiques venaient de perdre, avec lui, un « grand monsieur ? » Sa réponse aurait vraisemblablement été négative, tant la recherche des honneurs lui était étrangère. C’est pourtant cette expression qui s’impose à moi au moment de lui rendre hommage, hommage à l’intellectuel, à l’homme politique et au spécialiste de la science politique, à la personne qu’était Abel Eyinga.

Je n’entrerai pas ici dans le détail de sa biographie, un tel projet excédant les limites imparties à mes connaissances. Je voudrais évoquer en revanche son œuvre de politologue – un politologue qui est sans nul doute l’une des plus grandes figures de la politologie camerounaise dites des politiques publiques et de leurs relations avec les classes populaires de ces cinquante dernières années –, et aussi l’être humain – si remarquable – qu’il était.

Un rappel au préalable néanmoins. Politologue, Abel Eyinga ne le fut pas d’emblée. Né en 1933 au sein d’une famille de la paysannerie bulu d’Ondondo Ngoé dans ce qui est aujourd’hui appelé arrondissement de Biwong Bi Bulu par opposition à Biwong Bëne à 80 km d’Ebolowa chef lieu de la région du Sud Cameroun.

Il étudie en premier quand il arrive en France dans les années 54, c’est vers le droit qu’il va se diriger. Il l’étudiera jusqu’à l’obtention de sa thèse de doctorat et dès 1962 regagnera le Cameroun pour se mettre au service de son pays.

Le reste nous est raconté par Odile Biyidi Awala la veuve de Mongo Beti :

« Eyinga part au Cameroun pour être Chef de Cabinet du premier Premier ministre du Cameroun, Charles Assalé, sous la Présidence d'Ahmadou Ahidjo. Biyidi, ayant refusé de rentrer au Cameroun, où la guerre civile faisait rage, prend un poste de professeur de Lettres dans la petite ville de Lamballe, en Bretagne. C'est là que nous nous sommes rencontrés en septembre 1962. En juillet 1964 nous sommes à Paris, où nous rencontrons Abel. Son expérience à la primature du Cameroun n'a pas duré longtemps. Son dynamisme et ses activités ont déplu. Il avait créé à Yaoundé le Cercle Culturel Camerounais avec Jean-Michel Tekam où se retrouvent de jeunes diplômés qui rêvent de façonner l'avenir du Cameroun, alors qu'on ne leur demande que d'être de dociles exécutants. Abel, bien des années plus tard, évoquant cette période, racontait comment un Français coopérant entrait chez le Premier Ministre sans frapper et donnait ses ordres. Abel Eyinga démissionne bientôt de son poste et quitte le Cameroun sans attendre d'être arrêté. Il va un temps travailler à New York au secrétariat de Diallo Telli, représentant permanent de la Guinée à l'ONU. C'est de Paris qu'il se déclare candidat à l'élection présidentielle camerounaise de 1970 contre le dictateur Ahidjo, après avoir demandé en vain à Soppo Priso de l'être. Un autre notable contacté était terrorisé à l'idée qu'on puisse savoir qu'on l'avait sollicité. Cela aurait suffi, selon lui, à sceller sa perte. En tout cas Abel Eyinga est condamné par contumace pour ce crime de lèse-dictateur. Il rendra compte de cet épisode dans son livre Mandat d'arrêt pour cause d'élections de la démocratie au Cameroun : 1970-1978. (l'Harmattan 1978)

C’est depuis cet épisode d’Abel Eyinga qui avait été précédé par celui de Joseph Marie Zang-Atangana que date pour moi la traque des intellectuels au Cameroun, pays qui ne s’accommode point tant au sommet qu’à la base de ceux et celles qui savent lire et écrire. Vouloir débattre, proposer, donner simplement son point de vue dans cette société devient impossible et ce même en 2019 où tous les moyens sont mis en œuvre dans les villages en ville, dans la rue dans les bureaux pour faire taire et disparaître la pensée.

Abel Eyinga pendant ses années d’enseignement notamment en Algérie, va rencontrer la politologie camerounaise qui manque cruellement de mains et de cerveau. C’est ce que j’appelle dans sa trajectoire la double réorientation puisque qu’il embrasse la politologie dont il n’a pas la formation initiale de base un peu comme Achille Mbembe qui est passé ces dernières années de l’histoire à la science politique. La seconde réorientation a été pour lui d’être un homme politique et non plus simplement un penseur. Cette conversion à la science politique donnera naissance à L’introduction à la politique camerounaise, une somme de 356 pages. Abel Eyinga était une immense culture philosophique, littéraire et historique. Il n’était donc pas seulement un savant, il était immense voilà pourquoi il était détesté au lieu d’être respecté, il était craint au lieu d’être adulé.

Pour en venir à son œuvre de politologue, l’œuvre politologique d’Abel Eyinga est riche et marquante à la fois par ses réalisations et par ses textes 7 ouvrages et 23 articles universitaires dans les revues spécialisées. Comme beaucoup d’intellectuels au sens premier du mot, il a fondé un parti pour transmettre des idées et non véritablement pour être élu.

Abel Eyinga de par sa production intellectuel était un savant d’enquête ; on lui doit, sur la vie politique, sur le monde paysan de belles enquêtes statistiques, des enquêtes ethnographiques et des entretiens dans cet univers bureaucratique qu’est devenu le Cameroun.

Je voudrais terminer en disant que Abel Eyinga avait un style d’écriture absolument propre à lui et qui relevait de la narration anecdotique. Abel Eyinga, rend chaque texte de lui immédiatement reconnaissable, un style fait d’extrême mobilité dans la pensée, de richesse dans les moyens d’expression, d’inventivité formelle… Certes, on peut à certains moments, à la lecture de tel ou tel de ses textes, se poser la question : Abel Eyinga est-il entièrement parvenu à libérer, comme il en avait l’intention, son travail de présupposés politiques préalables ? Ce n’est pas faire injustice à son œuvre que de soulever la question, certains passages donnant le sentiment, dans les analyses ou la manière d’écrire, d’un désir chez lui de « grandir » le Cameroun et son peuple, de sauver malgré tout l’image idéale que les hommes politiques de son temps, les intellectuels des années 60 se faisaient de lui. Abel Eyinga n’a apparemment pas souhaité aller jusqu’au bout de la décision de rupture avec l’inféodation au politique qui l’avait conduit à la politique et à sa science. Mais toute grande œuvre ne comporte-t-elle pas ses choix de valeurs ?

C’est, en tout état de cause, une œuvre qui fait et fera référence pour tous ceux qu’intéresse le destin du Cameroun, que nous donne à visiter aujourd’hui 5 ans après sa disparition, Abel Eyinga. L’œuvre d’un homme, d’un juriste chevronné d’un politologue, d’un fils de la terre, d’un prisonnier, d’un banni d’un vomi d’un exclu mais surtout d’un très grand savant, et d’un intellectuel à la fidélité sans faille à ses engagements en faveur de ce pays qui tue les prophètes et les poursuit d’une haine jusque dans la tombe.

Abel Eyinga, c’est l’œuvre, comment ne pas le dire, d’un homme dont ceux qui l’ont connu savent à quel point il était aussi un être chaleureux, généreux, simple, à quel point étaient grandes sa droiture et son attention aux autres. Car oui Abel Eyinga, c’était aussi cela : un grand savant, mais aussi une très grande humanité. C’était, en ce sens, un « grand monsieur ». Cinq ans après, je ferme les yeux sur ce monde pour les ouvrir dans l’au-delà de Mongo Beti, de Fabien Eboussi Boulaga.

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