Cameroun: L'exfiltration de Sisiku Ayuk Tabe : Quels enseignements ?
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Cameroun: L'exfiltration de Sisiku Ayuk Tabe : Quels enseignements ? :: CAMEROON

Ayuk Tabe et ses complices ont-ils été arrêtés et exfiltrés du pays de Wole Soyinka avec l’accord de l’exécutif Nigérian, ou par une mafia interne à l’Etat Nigérian ? Les théories font florès et se contredisent. Nous sommes toujours dépourvus du récit complet de ce qui s’est réellement passé dans ce pays gigantesque habitué à la débandade des vestales. Lorsqu’on essaye de rassembler les éléments disponibles en démêlant l’information de la communication, on se retrouve avec une mosaïque qui rappelle beaucoup le Procès de Kafka : Enlèvement, absurdité des méthodes, opacité, non respect des règles de détention, parodie de procédure…La similitude est couronnée par le caractère comique et mesquin des Etats de droit. L’arrestation de Joseph K était contraire à toutes les règles de droit et pourtant écrit kafka <>. Ayuk Tabe a été lui aussi arrêté dans un Etat constitutionnel qui est la fédération du Nigeria, un pays qui a connu l’alternance démocratique et se revendique de l’esprit britannique. Nous ne savons pas l’identité des personnes qui avaient arrêté Joseph K. Nous ne connaissons non plus l’identité des personnes qui ont arrêté Ayuk Tabe. A-t-il été arrêté par les services Camerounais avec la complicité d’officines clandestines, ou par les autorités du Nigéria ? Nous n’en savons rien. Les éléments de ressemblance s’arrêtent là. Ayuk Tabe n’est pas joseph K.<< On avait sûrement calomnié Joseph K , car sans n’avoir rien fait de mal, il fut arrêté un matin>>. Ayuk Tabe est accusé de crimes, notamment d’avoir commandité l’assassinat des forces de l’ordre. Les victimes appartiennent à divers corps constitués notamment l’armée et la police. Le Leviathan(Thomas Hobbes) n’ a pas été frappé n’importe où. On a touché les outils les plus représentatifs du monopole de violence légitime (Max Weber). Le sommet de l’Etat ne pouvait pas rester sans réaction. A sa descente d’avion dans la nuit de ce jeudi 30 novembre 2017, en provenance de la Cote d’Ivoire où il a pris part au 5e sommet Union africaine – Union européenne, le président de la République a fait cette déclaration :

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sécessionniste. Face à ces actes d’agression, je tiens à rassurer le peuple camerounais que toutes les dispositions sont prises pour mettre hors d’état de nuire ces criminels et faire en sorte que la paix et la sécurité soient sauvegardées sur toute l’étendue du territoire national>>

Au moment où le chef de l’Etat prenait congé des journalistes, les officines réactivaient le dossier du leader sécessionniste déjà dans le viseur. La question de savoir s’il est coupable des meurtres qui lui sont reprochés, est une autre affaire. Elle fera l’objet de plaidoiries serrées. Une revue même sommaire des charges contre sa personne laisse penser que ses avocats ne garderont pas trop longtemps l’angoisse de la feuille blanche pour deux raisons au moins : Un acte terroriste possède généralement une signature. Nous voulons dire qu’il est revendiqué par une instance bien identifiée. Or les personnes interpelées n’ont jamais signé les crimes qui leur sont attribués .Ce sera certainement un axe leur défense. Par ailleurs il existe derrière la question anglophone plusieurs mouvements armés. Ce qui signifie qu’on pourrait bien voir derrière l’assassinat des forces de l’ordre d’autres organisations.

Il découle de l’exfiltration du Sir Ayuk Tabe une multiplicité d’enjeux qui relèvent tout à la fois du jeu politicien, du déploiement tactique dans la conduite de la guerre, du statut du droit d’asile en Afrique, de la crédibilité écornée du système nigérian…

Située à l’ordre du jeu politique l’arrestation d’Ayuk tabe permet à Etoudi de rassurer la base du parti-Etat et la cohorte très hétéroclite des alliés sur la capacité du pouvoir central à traquer l’adversaire.

Il va sans dire que l’ambition communicationnelle de l’affaire va bien au-delà du besoin de parler à ses troupes et à ceux qui dans la nation commençaient à douter de la solidité de l’autorité devant la succession des assassinats des forces de l’ordre. Cette arrestation participe aussi du déploiement d’une communication de guerre destinée à casser le moral d’un adversaire au visage parfois insaisissable, parfois flou et multiforme. Qui est cet adversaire ? Est-ce les groupes armés plus ou moins repérables ? Est-ce la franche dissidente des régions anglophones acquise à la désobéissance civile ? Le pouvoir s’adresse certainement à ces deux visages de l’adversaire. D’abord pour ce qui est des groupes armés plus ou moins repérables, l’arrestation d’Ayuk Tabe et de ces amis permet de leur rappeler qu’ils n’ont plus de bases-arrière et n’en trouveront dans aucun pays voisins.

Le pouvoir s’adresse aussi à ceux qui collaborent de manière pacifique sous le mode de la désobéissance civile. Yaoundé fait un pari hasardeux, celui de casser le moral de cette masse d’insoumis. Ce pari a déjà été démenti par la réalité car les arrestations n’ont fait qu’accentuer les crispations.

Tout ne se jouera pas sur le terrain de la communication et des effets de langage. Ce qui se passe actuellement annonce vraisemblablement l’ouverture d’une nouvelle page dans le récit de l’affrontement. La donne pourrait changer radicalement en rendant beaucoup plus

complexe le nœud gordien déjà très difficile à trancher. Ayuk Tabe opérait à visage découvert dans des lieux repérables. Les groupes qui se constitueront désormais seront obligés d’opérer dans la clandestinité. Ce qui est dangereux pour la stabilité même du Nigéria. Il est beaucoup plus facile pour un pays comme le Nigéria de contrôler des actions menées à partir de son territoire par des groupes faciles à localiser. Ce ne sera plus le cas.

Ayuk Tabe et ses complices vivaient au Nigéria comme réfugiés politiques. Un réfugié politique est supposé bénéficier de la protection du pays d’accueil. Son exfiltration laissera des traces dans le contentieux du droit d’asile. Elle porte un coup dur à la crédibilité de l’asile politique en Afrique subsaharienne. Il ressort de cette affaire que l’asile politique n’est fiable que dans des pays qui sont déjà eux-mêmes des démocraties. On ne fuit pas la persécution pour se cacher dans un pays qui fait lui-même l’apprentissage de la démocratie. C’est certainement à ce niveau qu’on peut reprocher à Ayuk Tabe et à ses amis une profonde naïveté. Ils ont été naïfs sur la fiabilité de l’asile dans le contexte d’un Etat Africain, ils ont été naïfs sur l’effectivité de l’Etat de droit au Nigéria, ils ont manqué de jugement sur la nature des enjeux géostratégiques sur lesquels repose la relation entre le Cameroun et le Nigéria, deux pays voisins, liés par un même destin, celui de gérer des soubresauts autonomistes dans leurs frontières communes.

L’Enlèvement de 47 individus considérés comme réfugiés, sortis du pays d’accueil dans des circonstances très floues en vue d’être livrés aux autorités de leur pays d’origine restera dans les annales comme une défaite du droit d’asile.

Que dire du système judiciaire Nigérian ? Il appartient à l’espace culturel dit de la Commonwealth. Nous avons eu droit depuis le début de la crise anglophone à une abondante littérature mettant en exergue l’existence dans les anglophones d’un soin marqué pour la règle de droit. Toute cette chronique amène à relativiser cette réalité notamment dans le contexte d’une affaire politique.

L’actualité de cet évènement que certains qualifieront d’exfiltration et d’autres d’extradition ne manquera pas de jeter au sein des populations du Nord-Ouest un trouble affectif. Il connu qu’une fraction non négligeable des populations habitant les régions du Nord-Ouest a souvent eu un faible pour le Nigeria. Plusieurs de leurs parents et grands parents ont été Nigérians dans une autre vie. Ça laisse des traces. Peut-être beaucoup ne regarderont plus le Nigéria et les Nigérians de la même manière. Ces voisins considérés pendant très longtemps comme des frères. On ne vend pas son frère.

L’effroyable débat de télévision

Les historiens du journalisme écriront un jour que Sir Ayuk Tabe avait été arrêté à l’ère du journalisme d’opinion. Son arrestation a fait l’objet d’émissions politiques où la communication prenait le pas sur l’information et l’analyse scientifique.

Le journaliste d’extrême droite Banda Kani, complotiste patenté, Zélateur des pouvoirs établis, courtisan aux quatre coins du Golfe de Guinée, a salué l’arrestation des leaders autonomistes dans une logorrhée infestée d’anglophobie. Parlant à son confrère Bachir il a loué le travail des services de renseignement. Qu’un tel discours vienne d’un militant du RDPC ne serait pas très gênant. Or là il est tenu par un individu dont on connaît le passé idéaliste. Il vient de l’UPC, un parti qui fut dans une longue période de son histoire traqué par les services de renseignement. Oui son propos donne l’effroi mais pour une courte durée seulement parce qu’on va se rappeler aussitôt que ce genre de contradictions ne sont pas rares à l’échelle des bassesses humaines.

Club d’élite organise un débat le 28 Janvier 2018.Nous avons au menu l’extradition d’Ayuk Tabe. Il y a 5 intervenants sur le tableau. Hilaire Kamga est de tous les invités le seul qui tient un discours véritablement citoyen et progressiste. Tous les autres tiennent un discours punitif, sécuritaire et réactionnaire, menaçant et intimidant, truffé de mises en garde adressées à la société. La composition du plateau est déjà très inéquitable. Mais cela est fréquent à Club d’élite. Elimbi lobe supposé incarné l’opposition fait comme d’habitude figure d’opposant fantoche qui joue contre son camp. Ça fausse déjà les bases du débat contradictoire. Le procédé est vieux comme la télé, créer un simulacre de contradiction en donnant la parole à des faux opposants. L’attitude des politologues présents sur le plateau laisse pantois. Leurs critiques ne s’adressaient qu’à l’opposition jamais au pouvoir. Lorsqu’ils en viennent à Ayuk Tabe c’est pour dérouler le dossier à charges. Ils désignent les coupables avant la tenue d’un procès. Nous étions à des années lumière de la neutralité scientifique. Le débat ne volait pas très haut. Le rôle d’un politologue n’est pas de nous expliquer si un militant politique interpelé pour avoir pris des armes doit être puni ou pas. C’est l’affaire des tribunaux. Ce qu’on attend des experts c’est qu’ils nous aident à comprendre les faits portés à leur examen et qu’ils fassent ce travail en restant neutres sans chercher à nous influencer. Or nous avions l’impression qu’ils allaient au-delà de la science et portaient sur une affaire en cours des jugements politiques et pis encore semblaient suggérer au juge la décision à prendre. Faut-il rappeler à nos politologues qu’à l’heure où nous parlons dans un Etat de droit Ayuk Tabe et ses amis sont supposés être des innocents ? On appelle cela dans le vocabulaire des juristes, la présomption d’innocence ou le bénéfice du doute.

Au final le débat était piégé d’un bout à l’autre parce qu’il était bourré de sophismes. Qu’est ce qu’un sophisme ? C’est un argument d’apparence pertinent mais fallacieux. Nous nous arrêterons sur deux exemples de sophismes entendus lors du débat. Le premier consistait à nous rappeler que l’unité du pays n’est pas négociable. Mais bien entendu personne ne dira le contraire et la constitution est formelle sur ce propos. Toutefois l’argument relève de l’idéologie et de la propagande parce qu’il impose au téléspectateur une interprétation des revendications anglophones. Le deuxième sophisme consistait à marteler que personne n’a le droit de prendre les armes contre son pays. On peut dire de prime abord que c’est une banalité sur laquelle tout le monde s’entend car personne ne peut tolérer qu’un individu prenne les armes contre son pays. Et pourtant la question peut devenir beaucoup plus

complexe lorsqu’on parle d’une minorité ethnique qui revendique tout simplement une meilleure place dans la république. L’espoir est faible de voir la subtilité triompher sur nos plateaux de télévision. On argumente en jouant la carte du chantage et de l’intimidation. Nous n’allons pas nous attarder trop longtemps sur ce type de chamailleries. Elles perdent du temps au Cameroun, car la solution la plus idoine à cette crise ne réside certainement pas dans l’affrontement qui peut se révéler très coûteux mais dans le dialogue. Il est temps de retrouver les vertus de la palabre, cet art africain de la conversation venu du fond de la civilisation. 

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