Ces morts ivoiriens que la CPI refuse de voir
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Alors que le procès de Laurent Gbagbo se poursuit devant la Cour pénale internationale, des rescapés de massacres perpétrés en mars 2011 par les troupes d’Alassane Ouattara, l’actuel président ivoirien, attendent toujours que la Cour s’intéresse à eux.

À Duékoué, dans l’ouest de la Côte d’Ivoire, personne ne sait précisément combien de personnes ont été assassinées les 29 et 30 mars 2011 par les forces armées d’Alassane Ouattara, l’actuel président ivoirien : au moins 500, a dit l’ONU ; plus de 800 pour la seule journée du 29 mars, selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ; bien plus que 1 000, estiment des rescapés. Personne ne sait, parce qu’aucune investigation sérieuse n’a été menée.

Depuis 2011, le procureur de la CPI a pourtant affirmé à plusieurs reprises qu’il enquêtait sur toutes les exactions commises pendant la crise postélectorale de 2010-2011 qui a opposé Laurent Gbagbo, président sortant, à Alassane Ouattara. Mais seul Gbagbo est jugé, depuis fin janvier, par la CPI, avec un de ses ministres Charles Blé Goudé : il est accusé de crimes contre l’humanité qui auraient causé la mort de « au moins 167 personnes », selon le procureur. Les atrocités de Duékoué, qui constituent le plus grand massacre que la Côte d’Ivoire ait jamais connu, n’ont pour l’instant donné lieu à aucune poursuite.

Les faits ne sont pourtant pas difficiles à retracer : les survivants sont capables de donner les noms de certains de leurs bourreaux, leurs témoignages, tous atroces, se recoupent. Tout a commencé « le 28 mars 2011, à 5 h 30 du matin, lorsque les hommes armés de Ouattara sont venus. Il y a eu affrontement entre eux et les Forces de sécurité [FDS, l’armée régulière – ndlr] », explique Antoine (son prénom a été changé), un habitant. La bataille, qui commence ce jour-là à Duékoué, 70 000 habitants, fait partie d’une vaste offensive lancée depuis le nord du pays par les troupes armées constituées par le camp Ouattara. Ce dernier veut mettre fin à la crise postélectorale : elle dure depuis quatre mois, depuis que le Conseil constitutionnel ivoirien a déclaré Gbagbo vainqueur d’une élection présidentielle, tandis que la « communauté internationale » a donné Ouattara gagnant.

Gbagbo a l’effectivité du pouvoir, il s’agit donc pour Ouattara et ses alliés de s’en saisir par la force. La rébellion pro-Ouattara des Forces nouvelles – qui tient 60 % du pays depuis septembre 2002 – a déjà attaqué en février plusieurs villages de l’Ouest, déplaçant 130 000 personnes dans la région et vers le Liberia voisin. Le 17 mars, Ouattara a rebaptisé les rebelles « Forces républicaines de Côte d’Ivoire » (FRCI).

Après plusieurs heures de combats, les tirs cessent à Duékoué dans la matinée de ce lundi 28 mars 2011. « Vers 19 heures, ils ont repris et duré jusqu’au petit matin du mardi », se souvient Marie (son prénom a été changé), réfugiée aujourd’hui en France. Au bruit, les habitants comprennent que les FRCI font usage d’armes lourdes. Ils entendent aussi un hélicoptère, appartenant vraisemblablement à l’ONU, tourner au-dessus de la ville toute la nuit. Mardi, les combats cessent définitivement. Les FRCI et leurs supplétifs – des mercenaires burkinabés et des chasseurs traditionnels dozos venus du Nord et des pays voisins – ont eu le dessus et entrent dans la ville. Ils foncent aussitôt sur un quartier appelé « Carrefour », dont les habitants sont majoritairement des Wés, peuple le plus anciennement établi dans l’Ouest et considéré comme favorable à Gbagbo. Carrefour est alors surpeuplé : il abrite ses résidents habituels, mais aussi une partie des milliers de personnes déplacées par les attaques des FRCI dans la région. Le quartier est aussi le QG de groupes d’autodéfense pro-Gbagbo. Mais quand les FRCI arrivent, ces derniers sont partis : il ne reste plus que des civils non armés.

« À 16 h 30, j’étais à la maison avec mes parents, mes petits frères. On entendait les FRCI tirer partout. Ils sont arrivés à notre porte, ont frappé. Mon père a ouvert. Sous nos yeux, ils ont tiré à bout portant sur lui avec un fusil de chasse », confie Antoine, 27 ans. Lui-même a réussi à s’enfuir, avant de se faire arrêter, torturer, violer et séquestrer pendant plusieurs semaines par les FRCI. Il n’a plus jamais eu de nouvelles de 14 membres de sa famille, dont sa mère et plusieurs frères. Le récit de Marie est similaire à celui d’Antoine : « Nous étions dans la maison de mon père. Les gens au-dehors suppliaient : “Ne tirez pas !” Mais aussitôt, on entendait des tirs. Les FRCI ont tiré pour casser les portes de chez nous. Ils criaient : “On nous a envoyés pour vous tuer ! Si un garçon sort, on va boire son sang !” Ils avaient toutes sortes d’armes. » Devant Marie, l’horreur : son père, octogénaire, est tué à coups de machette. Un de ses oncles est abattu, un autre brûlé vif. En quelques heures, Marie a perdu sept membres – tous des hommes – de sa famille proche.

Les troupes de Ouattara, commandées par son ministre de la défense Guillaume Soro, sont ainsi allées de maison en maison, ont tué à bout portant, égorgé, en ciblant tout particulièrement les hommes. Ils ont violé des femmes. Ils ont aussi pillé, mis le feu aux maisons. Ils ont assassiné des centaines de personnes « de manière délibérée et systématique (…) uniquement en raison de leur appartenance ethnique », a constaté Amnesty International. « Avant de les abattre, ils leur ont demandé parfois de décliner leur nom ou de montrer leur carte d’identité », selon l’ONG.

La tuerie a duré deux jours. « Il y avait des corps partout, on ne pouvait pas faire cinq pas sans sauter au-dessus d’un cadavre », selon Antoine. Dans l’indifférence : alors que Duékoué comptait une base de l’ONU avec 200 Casques bleus, ces derniers n’ont pas répondu aux appels au secours des habitants. Le siège, à Abidjan, de la force de maintien de la paix de l’ONU en Côte d’Ivoire (Onuci), forte alors de près de 10 000 soldats et censée protéger les civils, n’a pas réagi non plus. Est-ce parce que l’ONU a pris très tôt parti pour Ouattara ? Une alerte avait été en tout cas lancée le 29 mars : Amnesty a demandé publiquement à l’Onuci de protéger de « toute urgence » les « milliers de personnes » déplacées à Duékoué.

« Quand ils ont attaqué, c’était sous le regard des autorités de la ville »

Ce n’est que le 1er avril que les premières informations sur les massacres ont été rendues publiques, grâce à un communiqué du CICR. À ce moment-là, les FRCI lançaient leur première attaque contre Abidjan. Les jours suivants, les Casques bleus se sont enfin manifestés. Ils ont enfoui dans des fosses les centaines de dépouilles jonchant Duékoué. Ils ont protégé les survivants de Carrefour, désormais réfugiés dans la Mission catholique de la ville, soit plus de 30 000 personnes entassées, traumatisées, blessées.

Les FRCI, mercenaires et dozos ont, eux, poursuivi avec des chiens leur traque meurtrière dans les forêts environnantes, où des milliers de personnes avaient fui (l’ONU dira en avoir sauvé 6 000). Parmi les poursuivants, « certains avaient vécu à nos côtés. Dans notre langue, ils criaient : “Sortez, ceux qui vous tuent sont partis !” Les gens ont alors commencé à sortir, croyant que c’étaient des parents à eux », dit Marie. Une de ses tantes et sa fille de trois ans ont été ainsi piégées. Elles ont été égorgées.

Les FRCI et leurs supplétifs ont mené la même campagne monstrueuse dans toute la région, tuant des centaines de personnes. Et pendant trois mois, l’épouvante n’a pas quitté la Mission catholique de Duékoué. Chaque jour, dozos et FRCI – devenue l’armée régulière après l’arrestation de Gbagbo le 11 avril 2011 – rôdaient autour, et hurlaient : « On va tous vous tuer, jusqu’au dernier ! »

Fin juin 2011, les survivants ont été transférés dans un camp placé sous la responsabilité du Haut Commissariat aux réfugiés (HCR) et établi à une sortie de la ville, au lieu-dit de Nahibly. Des Casques bleus en assuraient la sécurité, postés sur des miradors. « En voyant ça, j’ai cru que nous serions plus en sécurité », se rappelle Marie. Mais le 20 juillet 2012, les FRCI, des dozos et des habitants (en général des ressortissants du nord du pays ou des États voisins) ont attaqué. Motif invoqué : le camp abritait des « miliciens » armés – ce qui ne sera jamais démontré. « Quand ils ont attaqué, c’était sous le regard des autorités de la ville », souligne Antoine. Une scène filmée ce jour-là en témoigne (vidéo ci-dessus). À nouveau, silence du côté de l’Onuci : les Casques bleus ont fui. Des dizaines de personnes ont été tuées, d’autres, pour la plupart des jeunes hommes, ont été enlevées et exécutées. Le camp, qui abritait près de 5 000 Wés, a été entièrement rasé. Il est apparu plus tard que l’assaut avait été préparé plusieurs jours à l’avance.

Cinq ans après, les auteurs et responsables de ces tueries sont toujours en liberté, certains sont à des postes à responsabilité. Des puits contenant les corps de victimes de Nahibly, jetés là par les FRCI, sont gardés nuit et jour par des Casques bleus, sans que rien ne se passe sur le plan judiciaire. Les rescapés, eux, sont toujours dans un état de grande souffrance, physique et psychique. Pour beaucoup s’ajoute à la perte de nombreux parents celle des terres familiales, désormais aux mains d’étrangers. « Les plantations de mon père sont occupées depuis 2011 par des Burkinabés. Mes frères n’y ont pas accès », s’indigne Marie. Le contrôle des terres semble d’ailleurs avoir été l’une des principales motivations des tueurs : ces terres de l’Ouest sont extrêmement fertiles, elles produisent une grande partie du cacao, dont la Côte d’Ivoire est le premier exportateur mondial. Or les Wés en sont les propriétaires traditionnels et, chez eux, l’héritage se fait de père en fils (et en filles pour celles qui ne sont pas mariées) : voilà probablement pourquoi les hommes wés ont été tout particulièrement visés en 2011 et 2012.

Comment expliquer que la CPI n’ait toujours pas engagé de poursuites, alors qu’il apparaît clairement que des crimes contre l’humanité ont été commis ? La réponse semble assez évidente : Ouattara reste le grand allié des Occidentaux, de la France en particulier et du monde des affaires en général. L’armée française a été très active aux côtés des FRCI en 2011. Et l’ONU, dont l’attitude pose beaucoup de questions, n’a sans doute pas intérêt à ce que ce passé soit trop remué. « Malgré l’existence de preuves, malgré l’engagement qu’a pris (…) le procureur, je vous parie qu’aucun d’entre les soutiens de Alassane Ouattara ne sera jamais poursuivi ici », a dit aux juges de la CPI l’avocat principal de Gbagbo, Emmanuel Altit, à l’ouverture du procès de l’ex-président. Trois jours après, Ouattara, en visite à Paris, a donné du crédit à ses propos en déclarant qu’il « n’enverrait plus d’Ivoiriens à la CPI ».

En l’absence de justice, le risque que des victimes finissent par se venger est grand. « Mon père, ma sœur, un de mes frères sont morts, je ne sais pas ce qu’est devenue ma mère. Si je revois les salauds qui ont fait du mal à mes parents, je leur ferai la peau », affirme Antoine, qui vit désormais loin de son pays. Parmi ceux qui ont attaqué sa famille, il a reconnu des anciens camarades de lycée originaires du nord du pays ou d’États voisins et installés de longue date à Duékoué.

« Je suis inquiète pour la Côte d’Ivoire », confie Martine Kei Vao. Cette Franco-Ivoirienne vivant en France a perdu plusieurs membres de sa famille, dont sa mère, à Duékoué et dans sa région en 2011. « Avec toute la haine, le ressenti que les gens ont, j’ai peur que cela ne dégénère un jour », en particulier lorsque le pouvoir changera de mains, explique-t-elle. Puisqu’il est impossible de compter sur la justice ivoirienne, visiblement au service des vainqueurs, elle tente de pousser la justice internationale à agir : elle est l’une des chevilles ouvrières de deux organisations, l’Association des ressortissants de Duékoué en France et en Europe (Ardefe) et « Solidarité Peuple Wé », qui ont constitué, avec l’aide d’avocats, un épais dossier remis à la CPI, en février. Y sont consignés les témoignages de 1 073 victimes des événements de 2011 et 2012, mais aussi de plusieurs autres épisodes de violences graves qui ont touché l’Ouest depuis la naissance de la rébellion des Forces nouvelles, en 2002.

Avec ce dossier, « nous avons décidé de prendre la procureure de la CPI au mot. Elle dit qu’elle se soucie des victimes, qu’elle lutte contre l’impunité. Qu’elle nous explique alors pourquoi il n’y a toujours pas de poursuites », dit Habiba Touré, l’un des avocats impliqués. « Si on se bat pour demander justice, c’est pour apaiser les cœurs », insiste Martine Kei Vao. Elle regrette que « l’opinion française ignore » ce qui s’est réellement passé en Côte d’Ivoire en 2010-2011, que tout ait été « camouflé par les autorités » à cause d’intérêts économiques.

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