Au Cameroun, la difficile mobilisation des électeurs
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Au Cameroun, La Difficile Mobilisation Des Électeurs :: Cameroon

Dans un pays dirigé par le même homme, Paul Biya, depuis plus de quarante-et-un ans, le désir d’alternance est puissant, mais l’espoir d’y aboutir est, lui, très faible. À l’approche de l’élection présidentielle de 2025, de nombreux citoyens gagnés par le défaitisme ou contraints par les obstacles administratifs semblent ne pas envisager de s’inscrire sur les registres de vote. 

À l’approche de l’élection présidentielle de 2025 qui pourrait marquer un moment historique pour le Cameroun, de nombreux citoyens se désintéressent des inscriptions sur les registres de vote. Malgré leur dynamisme sur les réseaux sociaux autour des débats sur le panafricanisme, les Camerounais semblent réticents à remplir les conditions sociomatérielles requises pour exercer leur droit de vote et ainsi satisfaire leur désir de changement. À titre de rappel, la loi électorale octroie le droit de vote aux citoyens ayant atteint l’âge de 20 ans, pourvu qu’ils soient en possession d’une carte nationale d’identité (CNI) et qu’ils ne fassent l’objet ni d’une condamnation pénale ni d’une altération mentale. Il importe de souligner que le vote au Cameroun n’est pas obligatoire.

En 2013, un an après la refonte électorale et l’introduction des registres de vote biométriques, le registre national de vote enregistrait 5 445 777 inscrits. En 2018, ce registre comptait 6 600 192 inscrits, soit une hausse d’environ 20 %. Pour 2023, Elections Cameroon (Elecam), l’institution responsable de l’organisation et de la gestion des élections, annonce l’enregistrement de 368 119 nouveaux électeurs. Toutefois, il est difficile d’interpréter ces données pour deux raisons : premièrement, l’incertitude entourant la taille réelle de la population camerounaise, le dernier Recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) remontant à 2005 ; et deuxièmement, l’existence de registres de santé et de justice incomplets, ce qui signifie que, même en représentant un pourcentage beaucoup plus faible, il peut y avoir des individus inscrits sur les listes électorales qui ne sont plus en vie ou qui ont été condamnés par la justice.

Un taux d’inscription très faible

Selon un rapport du Fonds des Nations unies pour la population (2023), le Cameroun compterait 28 millions d’habitants en 2022. Sur cette base, le registre national de vote représenterait environ 24 % de la population, un pourcentage qui change si l’on compare les inscrits avec la population en âge de voter (ayant donc plus de 20 ans).

Un autre rapport, de l’Institut national de la statistique cette fois (et qui date de 2019), indique que plus de la moitié de la population du pays a moins de 20 ans, que les moins de 15 ans représentent 42,5 % de l’ensemble de la population, et que les 65 ans et plus s’élèvent à seulement 3,6 %. Si ces chiffres sont très éloignés de ceux du Ghana, un pays qui affiche une population de taille similaire, mais un nombre d’inscrits sur les listes électorales bien plus important (environ 16,9 millions d’inscrits pour 32 millions d’habitants), ils se rapprochent de ceux de la Côte d’Ivoire, qui compte, en 2023, 8 016 796 d’électeurs potentiels pour 27 millions d’habitants. Ces différences incitent à remettre en question les politiques et les conditions d’enregistrement des électeurs au Cameroun. De manière plus générale, elles invitent à rechercher les raisons pour lesquelles les taux d’inscription restent bas dans certains pays africains.

Comment expliquer qu’avec la biométrisation des registres de vote, considérée comme une solution par Elecam pour renforcer la confiance dans le système électoral, les taux d’inscription demeurent faibles ? S’appuyant sur les témoignages des agents d’Elecam, nous décrivons d’une part les situations concrètes dans lesquelles l’enregistrement des potentiels électeurs s’effectue ; et d’autre part le désintérêt que manifestent certains individus invités à s’enregistrer. Le discours institutionnel de ces agents a été confronté à des observations directes sur le terrain et à des données disponibles sur les activités électorales, dans le but de mettre en évidence des contradictions et les points communs. Néanmoins, il convient de noter que ces agents font preuve d’une gouvernance agile démontrant ainsi leur aptitude à élaborer des approches créatives, à itérer et à improviser afin de persuader les citoyens de s’inscrire

Ne pas céder au scepticisme

Selon les agents d’Elecam, de nombreux individus ne voient pas ou plus l’utilité de s’inscrire sur les registres de vote. Cette désaffection politique s’observe particulièrement chez les jeunes, qui manifestent peu d’intérêt pour les élections. Ces jeunes critiquent les responsables politiques et le font savoir en se détachant des partis politiques, et en éprouvant désormais de manière tacite une sympathie pour des coups d’État militaires, à l’image des soutiens populaires observés à l’endroit des putschistes dans d’autres pays (Mali, Guinée, Burkina Faso, Niger et Gabon).

Au-delà des explications de ces agents, nous pensons que la désaffiliation résulte de facteurs divers comprenant des structures néfastes du capitalisme, des dynamiques sociales, des choix individuels et collectifs, des régulations du travail, des évolutions familiales et environnementales. Elle trouve aussi son origine dans l’échec de politiques publiques et dans la persistance d’une crise économique amorcée dans les années 1980. Enfin, elle est souvent la réaction symbolique contre un environnement politique autoritaire, des institutions démocratiques fragiles et un manque d’infrastructures facilitant l’engagement. La disponibilité des données sur le pourcentage de jeunes électeurs dans les zones rurales et urbaines permettrait d’établir un diagnostic plus poussé des motivations et des dispositifs facilitant (ou pas) les inscriptions.

Une étude sur la démobilisation au Cameroun analyse comment la répression dans l’espace public, le musellement des mobilisations, la promotion des feymen (escrocs) et l’extraversion de l’action collective (dépendance à l’extérieur) ont ruiné l’engagement d’une partie de la population, qui s’est retrouvée confinée dans la sphère des activités commerciales et artistiques. L’on observe ainsi un désir de s’engager, mais l’incapacité de le faire dans un contexte contraint par des dynamiques héritées de l’ère du parti unique. Les acteurs politiques qui contribuent au découragement des citoyens en leur faisant croire que les élections sont jouées d’avance, ou que l’inscription revêt peu d’importance étant donné que la victoire du parti au pouvoir est déjà acquise, ont également une part de responsabilité, estiment certains agents d’Elecam.

Ce constat n’est pas toujours vrai. Des mouvements d’opposition ont tenté de mobiliser les citoyens, comme le « Mouvement 11 millions d’inscrits », initié en 2017 par Cabral Libii, président du Parti camerounais pour la réconciliation nationale (PCRN), ou les appels à l’inscription lancés le 16 juillet 2020 par Maurice Kamto, président du Mouvement pour la renaissance du Cameroun (MRC). Ces partis s’efforcent de convaincre les jeunes de ne pas céder au scepticisme et de s’inscrire sur les listes pour contribuer au changement politique espéré. Pour ces partis, les campagnes de sensibilisation aux inscriptions sont une opportunité pour se positionner sur la scène publique et se présenter comme des alternatives au changement.

L’enjeu de la CNI

La désaffiliation politique découle également de lacunes techniques d’un État dépourvu d’un pouvoir infrastructurel capable d’assurer une démocratisation. Les expériences des agents d’enregistrement montrent que les personnes sans CNI ne peuvent pas s’inscrire. La difficulté à obtenir une CNI depuis 2016 a conduit à un désintérêt pour l’inscription sur les listes électorales, suscitant des frustrations parmi ceux qui n’en possèdent pas. Cette catégorie de personnes réagit généralement de manière catégorique en rappelant l’impossibilité de s’inscrire sans CNI lors des campagnes d’enregistrement. Cette situation remet en question les promesses politiques de la biométrie électorale.

Face à cette situation, Silvana Krause, une chercheuse brésilienne qui travaille sur ces questions et avec qui nous avons discuté, suggère une solution où la CNI serait officiellement considérée comme une carte d’inscription électorale. Dans cette perspective, une campagne visant à émettre les CNI servirait simultanément de processus d’inscription sur les listes électorales. Toutefois, la proposition de Krause suscite des interrogations : quelles seraient les conséquences de la suppression de l’enregistrement des électeurs ? Comment cela pourrait-il affecter le marché de la biométrie électorale dans le contexte d’une multiplicité des registres de population ? Notons qu’à l’inverse de cette proposition, dans certains pays (RDC, Tchad), les premières cartes électorales biométriques ont été considérées de fait comme des CNI.

Quand ce n’est pas la CNI qui fait défaut, c’est la confiance dans le système électoral qui est remise en cause dans un contexte où certains estiment que les élections sont jouées d’avance. Il y a donc un sentiment de découragement qui résulte non seulement du manque de documents d’identité, mais aussi d’une histoire électorale marquée par la réélection systématique du même parti au sommet de l’État. Cependant, dans des contextes marqués par des alternances au pouvoir, la démobilisation est souvent due à la poursuite par différents régimes de politiques publiques jugées désastreuses.

Une « démocratie » insatisfaisante

La désaffiliation politique peut également revêtir une dimension idéologique et prendre l’allure d’une abstention. Dans un monde en proie à une guerre des identités, à des bouleversements inattendus concernant les programmes de développement et les visions du monde, les nouvelles orientations adoptées par les dirigeants peuvent entraîner le retrait de la sphère politique de certains individus qui ne s’y retrouvent plus. Un bon exemple est le choix de l’État de soutenir ou non une cause qui ne fait plus consensus parmi la population. Cela se manifeste dans les débats concernant les droits des homosexuels, les vaccinations, le rôle de la technologie dans la société, les manipulations génétiques, les implantations de bases militaires étrangères, l’immigration, l’environnement, le marché, l’éducation, la sexualité, la justice et la mémoire.

De tels sujets controversés déclenchent fréquemment des périodes de désaffiliation temporaire qui ne conduisent pas nécessairement à une rupture complète du lien politique. Il s’agit davantage de moments où les individus font une pause pour assimiler les transformations en cours, défendre leurs valeurs et leurs principes, et, dans la mesure du possible, s’engager dans des formes plus ou moins diffuses de mobilisation. Mais cette désaffiliation peut être mise en perspective avec la manière dont les électeurs au Cameroun se représentent la démocratie. Une enquête d’Afrobarometer révèle que la majorité des Camerounais préfèrent la démocratie, mais ne sont pas satisfaits de son fonctionnement dans leur pays. La plupart des citoyens rejettent les régimes autoritaires, mais seulement un quart estime que la démocratie actuelle est adéquate. Ce constat montre que, bien que la démocratie soit encore jeune, des améliorations sont nécessaires pour répondre aux aspirations des Camerounais. En 2024, le registre national de vote sera le produit de quatorze années de construction.

Il arrive parfois que les individus expriment soudainement la volonté de s’inscrire à l’approche d’une élection, mais, une fois les élections passées, leur intérêt diminue considérablement. Les agents d’Elecam sont pourtant actifs sur le terrain pour enregistrer la population, indépendamment de la proximité des élections. Progressivement, ils œuvrent au quotidien pour transformer les mentalités et réveiller le désir de s’inscrire sur les registres de vote. Ces agents deviennent des « commerciaux électoraux » qui utilisent des stratégies marketing pour séduire et captiver les potentiels électeurs. Ils sont convaincus qu’une innovation des modes de communication envers les citoyens, notamment l’enseignement du rôle de cette institution dans les programmes scolaires et la mise en chanson des messages de sensibilisation, pourrait avoir un impact positif sur les inscriptions.

Nouvelle approche

Sur le plan technologique, il serait important de créer un système permettant à un individu de s’inscrire n’importe où sans difficulté et de voter sur son lieu de résidence. Cette initiative serait particulièrement bénéfique pour les personnes très occupées qui pourraient alors s’inscrire plus aisément sur leur lieu de travail en faisant référence à leur lieu de résidence. L’idée implique la mise en réseau instantanée des machines d’inscription. Par conséquent, une personne vivant à Yaoundé 1 pourrait s’inscrire à Yaoundé 4 sans se voir refuser l’inscription. Pour le moment, les données collectées offline sur chaque machine sont stockées et expédiées au Centre national de la biométrie électorale (CNBE), qui se charge de leur agrégation.

Dans un contexte où le principe « Leave No One Behind » souligne que, dans la poursuite du développement durable, aucun individu ou groupe ne doit être exclu, l’expérience de l’enregistrement des électeurs au Cameroun met en lumière les difficultés liées à la concrétisation de cet idéal.

Comment garantir le droit de vote pour tous dans un contexte de désengagement politique ? En 2023, Elecam a adopté une nouvelle approche que nous qualifions « d’agile » envers les citoyens, notamment par le biais de la campagne de sensibilisation et d’éducation électorale « Café-Média Elecam sur les radios communautaires », où ses agents sensibilisent les populations pendant deux heures sur les radios et en langues locales dans les régions du pays, en incluant des quiz électoraux pour susciter l’engagement et récompenser les participants. De plus, en préparation de la clôture de la révision des listes électorales en 2023, Elecam a lancé la campagne digitale « Dernière ligne droite » du 23 au 31 août, avec la participation d’artistes pour attirer et encourager la jeunesse à s’inscrire.

L’action d’Elecam dévoile d’un côté la complexité entourant la création des registres de vote inclusifs, moins discriminants et respectueux des droits de la personne et de l’éthique. En considérant le droit de vote comme un pilier fondamental de la démocratie, la situation camerounaise illustre un cas où des citoyens renoncent à ce droit, alors même qu’il représente une voie potentielle pour concrétiser un changement souhaité. Cette démission politique nourrit les controverses sur l’obligation de s’inscrire et de voter, érigeant ainsi ce droit en un attribut inaliénable. De l’autre côté, l’action d’Elecam témoigne d’une expérience où des administrations africaines sortent de leur inertie, deviennent agiles pour pénétrer la société et surmonter les obstacles liés à la délivrance des services publics, en l’occurrence la délivrance d’un registre de vote inclusif. Une telle agilité dans l’enregistrement des électeurs détermine in fine la qualité des registres de vote et, par extension, le processus électoral.

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