Enseignement supérieur : le savoir domestiqué par le pouvoir au Cameroun
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Enseignement supérieur : le savoir domestiqué par le pouvoir au Cameroun :: CAMEROON

« Le collectif des titulaires de doctorat /Phd des universités d’Etat du Cameroun remercie sincèrement le chef de l’Etat, son excellence Paul Biya, président de la république pour le recrutement de 1237 enseignants du supérieur en 2019 et de 359 autres dans le cadre des remplacements numériques en 2020 », c’est le message que l’on pouvait lire sur une banderole de 15 mètres, flanquée des effigies de Paul Biya au deux bouts, et fièrement tenue par 6 des enseignants d’université le 29 juin 2020 à Yaoundé, au cours d’une marche de remerciement. Une marche qui avait pour itinéraire le carrefour Camtel vers le ministère de l’Enseignement Supérieur, où ils ont été accueillis par Jacques Fame Ndongo, ministre de l’Enseignement supérieur.

Devant le ministre, les deux leaders du mouvement ont pris la parole. D’abord Nsangou Moncher Nsangou, président du Collectif des docteurs recrutés, pour qui « En 2017, nous lui avons posé nos doléances qui étaient celles de la souffrance, du chômage des docteurs /PhD. En bon père de la nation et dans un élan de cœur, soucieux de la promotion et de l’épanouissement de la jeunesse, il a autorisé le recrutement au sein des huit Universités d’Etat de 2000 docteurs échelonnés sur trois ans ». Ensuite Brigitte Lekane, qui a magnifié le président Paul Biya pour « l’engagement constant en faveur du développement de l’enseignement et la recherche ». Ce « patriotisme » des nouvelles recrues a bien sûr été salué par le ministre, qui leur a passé ce message-conseil : « Vous êtes nos remplaçants biologiques et intellectuels. Prenez la relève par un effort soutenu dans la recherche scientifique. Je vous exhorte à gravir les marches de l’académie en allant palier par palier : Assistant, Chargé de Cours, Maître de Conférences et Professeur Titulaire.»

De la critique à l’adulation

Il faut juste rappeler qu’il y a 6 mois, depuis le 14 décembre 2019, près de 150 parmi ces docteurs PhD ont entamé une grève de la faim, après la publication de la liste des 1237 candidats admis dans le cadre de ce recrutement spécial ordonné par le chef de l’État depuis 2017, avec en tête Brigitte Lekane, qui se présentait alors comme la plus malheureuse de tous. Aujourd’hui, les invectives, les récriminations envers le gouvernement se sont transformées en magnificence d’un homme illuminé de bon cœur, qui agit en bon père de famille. Et pour ceux qui osent penser à une manipulation et à de l’instrumentalisation, les intéressés s’en défendent. « Il fallait que nous remercions celui-là qui nous a donné une chance aussi de nous retrouver là où nous sommes, parce que quand vous avez fait 29 jours au sol quelque part, c’est là où vous comprenez. Personne ne nous a dit de le faire, je vous assure que le ministre était surpris », a déclaré l’un des manifestants.

Doute

Des enseignants qui marchent pour remercier le président de la république pour avoir ordonné leur recrutement, c’est encore là l’une des particularités camerounaises. A y regarder de près, cela est la résultante d’un processus de politisation de l’université au Cameroun, qui a permis de vider les enseignants du supérieur de toute leur substance. La science supposée être la raison d’être des universitaires, a été neutralisée par le pouvoir politique, qui décide lui accorder une importance ou pas. Dans les systèmes universitaires orientés vers la recherche de l’excellence, les productions scientifiques socle de développement, c’est le savoir qui dicte sa loi au pouvoir. Les ingénieurs calés qui conçoivent, inventent, innovent, n’attendent pas que le politique les recrute, ils sont plutôt courtisés par le politique.

Des enseignants d’université qui remercient le pouvoir de les avoir recrutés, jettent de fait un doute sur leur qualité et même leur qualification, ils confirment par là qu’ils sont atteints du syndrome de Stockholm. Défini comme « un phénomène psychologique observé chez des otages ayant vécu durant une période prolongée avec leurs geôliers et qui ont développé une sorte d’empathie, de contagion émotionnelle vis-à-vis de ceux-ci, selon des mécanismes complexes d’identification et de survie. »

Otage adorateur du bourreau

Les enseignants camerounais sont en effet pris en otage dans un système qui les misère, les humilie, les dévalorise, faisant d’eux des sujets vulnérables désormais prêt à faire allégeance. Comme pour le sujet atteint du syndrome de Stockholm, ils ont alors développé de la sympathie, de l’amour et même de l’adoration envers le bourreau qui est le pouvoir politique, incarné par Z ou Y. Il en est de ces nouvelles recrues des universités, qui considèrent aujourd’hui une insertion dans le circuit académique, du reste logique dans un système normal, comme une manne, il en est aussi de leurs aînés ou de ceux qui les ont précédé dans les universités, obligé de signer des motions de soutien au pouvoir, se lancer dans la flagornerie et la délation en faveur du pouvoir en place pour espérer un avancement, une nomination ou un maintien au poste. Les milieux universitaires, proclamés comme des lieux apolitiques, sont ainsi devenus des champs de prédilection des pratiques de la politique, au détriment du savoir. Pas étonnant que d’année en année, l’université camerounaise se meure.

Le 15 août 2019, il y a moins d’un an, le cabinet indépendant Shanghai Ranking Consultancy, a publié son classement des meilleurs établissements d’enseignement supérieur du monde. Dans ce classement figuraient 15 universités africaines de quatre pays dont l’Afrique du Sud, l’Egypte, la Tunisie et le Nigéria.Avec huit universités présentent dans le classement, l’Afrique du Sud dominait une fois de plus le continent. L’Egypte était représentée par cinq établissements, la Tunisie et le Nigéria par un chacun.

Pas de trace du Cameroun nulle part dans ce classement, qui prend en compte six critères, dont le nombre de Nobel et médailles parmi les étudiants diplômés et professeurs, le nombre de chercheurs les plus cités dans leur discipline, ou encore le nombre de publications dans les revues Science et Nature. Pendant qu’ailleurs, dans la recherche de l’excellence, les politiques travaillent à hisser les universitaires au firmament, au Cameroun, on travaille à les domestiquer, au point de les féliciter quand ils se complaisent dans cet état victime adoratrice.

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