Dr Raoul Sumo Tayo : «L’on a mis en place la FMM sans penser la question de son financement»
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En août 2016, l'Union européenne avait promis d'octroyer 50 millions d'euros à la Force multinationale mixte, mais 11 mois plus tard, cette somme n'a toujours pas été mise à disposition. Comment le comprendre ?
Le déclassement médiatique, et donc stratégique, de la guerre contre Boko Haram explique certainement cet état des choses. Les attentats en Europe et dans le Sahel ont conduit à un déclassement, au moins discursif et médiatique, du front africain de la guerre mondiale contre les mouvements porteurs de menaces de type terroristes. Ce déclassement découle certainement du recul des prises d’otages occidentaux suivies de demandes de rançons. Dans le même ordre d’idées, il faut noter que, exception faite de la France, les autres pays de l’Union européenne rechignent à assumer le coût symbolique et politique de leur puissance par crainte de devenir une cible des opinions publiques nationales, des mouvements violents ou de leurs sympathisants. Toutefois, contrairement au Sahel où les forces françaises sont en première ligne avec un engagement plus fort pour empêcher la menace d’atteindre un stade critique, aux abords du lac Tchad, l’armée française a fait le choix de contribuer à endiguer ou refouler la menace en appuyant les forces locales avec des capacités telles que les drones. L’on évoque également des lourdeurs bureaucratiques pour justifier les lenteurs dans la mise à disposition des fonds promis. Ce qui est non seulement grave, mais également, traduit une sous-estimation de la menace car, rien ne justifie les tergiversations actuelles face à un problème qui exige que l’on prenne le temps à la gorge.

Le 02 juillet dernier, le «G5 Sahel» réuni à Bamako en présence du chef d’État français, Emmanuel Macron, a estimé avoir besoin de 423 millions d'euros pour déployer 5000 hommes. Certains avancent aujourd'hui que la question du coût et du financement de la FMM est un sujet de discussion...
L’on a mis en place la FMM sans véritablement penser la question de son financement. Lors du sommet extraordinaire de la CBLT du 11 juin 2015 à Abuja, les chefs d’Etats et de gouvernement avaient approuvé le financement de 30 millions de dollars, soit 17 milliards de FCFA pour l’installation et la dotation d’équipement du QG de la FMM. Des partenaires stratégiques tels l’Union européenne, la France, la Grande Bretagne et les Etats-Unis ont fait le choix d’apporter un appui sous la forme d’expertise technique, de programmes de formation et de soutien à des programmes de gestion des espaces frontaliers. Pourtant, l’argent manque ! L’on a, un temps, envisagé d’organiser une conférence des donateurs. Cela ne s’est pas fait. Conséquence, sur le terrain, il apparait qu’il manque l’argent nécessaire à l’acquisition et au déploiement de l’appui logistique aux troupes engagées. Visiblement, même l’aide d’urgence annoncée par la CEEAC tarde à arriver, confirmant ainsi l’illusion de la solidarité africaine. Il est donc important que l’on mette en place des mécanismes ingénieux d’autofinancement de cette guerre.

Les discours officiels indiquent que la lutte contre le terrorisme est un sujet prioritaire, mais le rythme de déblocage des fonds par la communauté internationale n'est pas en phase avec les déclarations. Tout cela ne sonne-til pas faux ?
Absolument ! Après les discours sur le «G5 sahel», l’on a l’impression d’une politique du deux poids deux mesures. Elle traduit le fait que la politique étrangère des Etats occidentaux ait de moins en moins vocation de défendre de grandes idées généreuses. La France, par exemple, est plus encline à financer le «G5 Sahel» parce que son intérêt principal est la stabilité de sa frontière méditerranéenne. Il s’agit, pour elle, d’assurer la stabilité et sécurité des Etats africains tels la Libye, la Tunisie, l’Algérie afin d’éviter que ne se forme aux portes de l’Europe, des sanctuaires de terroristes dans le Sahel.

Il s’agit également de lutter contre les flux de réfugiés. L’on est tenté de penser que le peu d’intérêt de l’Occident pour les abords du lac Tchad s’explique par le fait que les réservoirs sableux imprégnés d’hydrocarbures du bloc Zina-Makary aient été attribués à la société chinoise Yang Chang Logone Developement Holding. En effet, il apparait de plus en plus que la France intervient, non plus pour défendre une abstraction, mais pour défendre ses intérêts.

Le Cameroun, le Tchad et le Nigeria traversent des situations économiques difficiles qui peuvent avoir des conséquences sur leur effort de guerre. Cette situation peut-elle accélérer le rythme de déblocage des fonds par l'Union européenne notamment ?
Aux abords du lac Tchad, caractérisés par une sécurité dégradée, le recours à l’outil militaire n’est plus optionnel. Or, la guerre contre Boko Haram sera longue et coûteuse, en termes de moyens financiers, matériels et, hélas, humains. En effet, l’utilisation de l’outil militaire pour faire face aux insurgés a un coût financier important. Les pays de la sous-région consacrent déjà une part très importante de leur PIB déjà très faible à la défense, ce, au détriment des projets de développement. Il est normal que la défense retrouve sa centralité budgétaire et qu’un effort de défense significatif soit fait.

Dans un contexte de crise économique et compte tenu du caractère global de cette guerre, il est important que l’Union européenne appuie les Etats de la sous-région, car personne n’a intérêt à ce que se forme un sanctuaire de djihadistes au coeur de l’Afrique. L’appui de l’Union européenne est d’autant plus important qu’il est clair aujourd’hui que la guerre contre Boko Haram va être dimensionnante sur le long terme dans ses volets civils comme dans le volet militaire. Au niveau opérationnel, cette guerre va durer dans le temps long. Il est dès lors que les uns et les autres prennent en compte la nature globale de la menace. Au-delà de sa dimension locale, Boko Haram représente la dimension locale d’un projet plus ambitieux, un pion sur l’échiquier du salafisme djihadiste, comme le relève le directeur du CREPS, le professeur Joseph Vincent Ntuda Ebodé.  

L'une des armes contre le terrorisme, c'est le développement. La France à travers l'AFD a entrepris d'investir dans les zones affectées par les actions des djihadistes. Quels types de projets faut-il y réaliser et de quelles envergures ?
L’insécurité qui règne aux abords du lac Tchad est un obstacle sérieux à la consolidation de l’intégration régionale et au développement durable. C’est pourquoi, en plus du volet militaire et dans le cadre d’une stratégie intégrale, il est nécessaire d’appuyer les actions militaires par un programme d’urgence de développement en faveur des populations vulnérables des abords du lac Tchad afin de lutter contre les causes profondes de l’insécurité liées à la pauvreté. La question de l’assèchement du lac Tchad et les problèmes fonciers qui en découlent devraient être en tête des priorités. Il est également question de lutter contre le chômage des jeunes et l’illettrisme.

Dans ce contexte, cibles principales de la secte, les jeunes doivent faire l’objet d’une attention particulière, notamment à travers des initiatives génératrices de revenus. Seulement, il faut de la méthode et éviter la gabegie. De manière classique, tout projet de reconstruction après-guerre doit être bâti suivant un modèle éprouvé qui consiste en des aller-retours permanents entre réflexion et actions, séminaires et ateliers de travail d’un côté et recherche sur le terrain et production de documents de travail de l’autre, chacune des phases nourrissant l’autre réciproquement.

Nombre de spécialistes des questions de sécurité soutiennent que la guerre contre Boko Haram est gagnée ou en passe de l’être. Mais il reste que l'on peine à comprendre cette recrudescence d'attentats terroristes...
Il faut déjà noter que la notion de victoire en contexte asymétrique est relative, et du coup la modélisation de l’objectif devrait se fait en de termes relatifs, et non absolus. Si l’on était dans le cadre d’un conflit classique, j’aurais dit que le point culminant de cette guerre a été atteint depuis longtemps. Or, contre le terrorisme, sur le terrain on ne peut que gagner des victoires provisoires, la victoire définitive étant illusoire. La recrudescence des attentats est la preuve du fait que la domination technique ne soit pas toujours le gage d’une victoire car l’on se trouve bien dans un duel de volontés avant d’être un duel de capacités. De plus, parce que Boko Haram relève du terrorisme islamiste, la mort de ses partisans n’est pas associée à la notion de défaite, mais à celle de victoire. Ces attentats viennent rappeler, à ceux qui l’avaient vite oublié, que le Cameroun est en guerre. Or, la guerre est justement gouvernée par le principe de l’interaction, ou « action réciproque », en vertu duquel toute action appelle une réaction de l’ennemi.

Dans un contexte de déséquilibre capacitaire en sa défaveur, la secte développe une stratégie du faible au fort dont le recours aux attentats suicide en est l’expression la plus aboutie. Ce mode opératoire est d’autant plus facile à implémenter que l’utilisation d’une bombe nécessite un nombre restreint d’opérateurs pour provoquer des dégâts d’une très grande ampleur. De plus, le recours aux attentats suicides tient également de la banalisation de la fabrication de substances explosives, de leur disponibilité facile, la large diffusion des techniques de fabrication, le faible coût de ces techniques et la facilité d’utilisation. Cette démarche a une finalité purement stratégique, notamment la recherche d’un effet général de terreur, même si certains attentats semblent avoir eu un objectif tactique.

L’histoire, la géographie physique et humaine de la région expliquent également cette récurrence des attentats en territoire camerounais. Il en est de même du fait que le Nigeria n’ait toujours pas la capacité d’occuper les zones frontalières contigües au Cameroun, libérées par le Cameroun dans le cadre des opérations «Arrow» et «Blue Pipe», par exemple. Du coup, les insurgés peuvent encore, de leur safe heaven nigérian, planifier et venir conduire les attentats sur le sol camerounais. Enfin, ces attentats quasi-quotidiens sont la preuve des limites de l’approche essentiellement militaire du conflit. Nous sommes en plein dans ce que Bertrand Badie appelle «l’impuissance de la puissance».  

Le chef de l’Etat français, Emmanuel Macron, peut-il donner une impulsion nouvelle à cette guerre au vu de ses premières déclarations sur le sujet lors du «G5 sahel» ?
Honnêtement, je ne le pense pas. Au-delà de la rhétorique martiale du nouveau président français, je pense que ses premières initiatives au Sahel sont une manoeuvre de politique intérieure par un président français en quête de virilité. D’ailleurs, il faut noter que l’idée du «G5 Sahel» date du 16 février 2014. On parlait déjà d’accroître l’interopérabilité des forces, de développer leur niveau de formation et de renforcer les capacités de déploiement des troupes. De plus, comme le note Thierry de Montbrial, fondateur et président de l’Institut français des relations internationales (IFRI), il faut généralement en moyenne deux ans aux nouveaux chefs d’Etats pour comprendre le métier, pour comprendre les grandes questions régaliennes et de sécurité.

Dans ce sens, la crise actuelle entre le président Macron et le chef d’étatmajor des armées françaises traduit cette méconnaissance de l’environnement sécuritaire international, notamment les opérations extérieures dans lesquelles la France est impliquée. Quand on adopte une posture martiale, il faut agir comme tel, pas seulement se contenter d’une sémantique. On parle d’anéantir, d’éradiquer, il faut se donner des moyens logistiques. On ne peut pas à la fois avoir cette espèce de discours martial, une rhétorique sémantique guerrière et ne pas se donner les moyens, ni du point de vue strictement militaire, ni du point de vue diplomatique. Il s’agit de ce que Jean-Paul Chagnollaud appelle une distorsion entre le vocabulaire et l’action.

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