Europe, sang des migrants, ciguë de la mondialisation économique ?
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Des cadavres remontés par centaines du fond de la Méditerranée tous les jours ne nous émeuvent plus. Un camion bourré de plus de septante corps en putréfaction, dont des enfants, est traité comme un fait divers anodin par les médias. Des corps sans vie de gamins et de gamines, d’hommes et de femmes expulsés au quotidien sur les berges par la mer ne changent rien à l’indécision de l’Europe et du monde face à la faillite humaine de la mondialisation économique. Tout se passe comme si le monde et l’Europe sont immunisés par l’horreur que vivent les migrants. Tout se passe comme si le monde néolibéral était gagné d’une démonie qui rend loisible à ses yeux les vidanges humaines du diable-marché. Tout se passe comme si « the show must go on » malgré le carnage aux frontières de l’Europe où la seule prospérité et la seule innovation qui ont le vent en poupe sont l’érection de barbelés de la défaite morale, la construction des barricades de la discorde politique, le surgissement des murs de l’apartheid territorial, et le raidissement du zèle sécuritaire des forces de contrôle des hommes de peu et de rien arrivés en Europe sans canonnières mais avec de l’espoir. Que le monde doit pourtant à l’exil, à la migration, aux réfugiés !

Que serait devenu Einstein s’il n’avait émigré aux Etats-Unis pour fuir le nazisme et qu’aurait perdu le monde ? Karl Marx aurait-il pu écrire le Capital et laisser au monde un regard critique sur le capitalisme sans un pays d’accueil pour lui ? Le statu quo de l’Europe face à l’exil et à l’exode du prochain alors que le Christ et les siens avaient connu l’exil est-il la dernière preuve de l’éviction des racines chrétiennes de l’Europe par le fondamentalisme égoïste du marché? Que serait devenu la France si le General de Gaulle n’avait eu droit à l’espoir grâce à sa migration à Londres ? Que serait la vie quotidienne si chacun d’entre nous ne pouvait migrer chaque jour pour aller au travail, au marché, chez des amis, à une réunion ou d’une pièce de sa maison à une autre ?

La vie serait tout simplement impossible car nous migrons tous les jours et à tout moment. Elle serait un drame même si les médias ne parlent de migrants qu’à travers la figure d’un drame humanitaire auquel le monde ne réserve pour le moment que le « stop moving » et les centres de tri. Il faut séparer les bons migrants des mauvais migrants ainsi qu’on le dirait du bon grain de l’ivraie alors que nous parlons de vies humaines en détresse et d’humanité en péril. Quelles sont ces forces qui rendent le monde et l’Europe insensibles au drame humain des migrants ? Mieux, quelles sont les valeurs qui pèsent plus sur la balance de l’UE et des Etats membres qu’une responsabilité éthique et morale de l’UE qui consisterait à privilégier la vie des hommes, des femmes et des enfants qui frappent avec grand espoir à sa porte ?

Répondre à cette question conduit directement à la dynamique de mondialisation économique qui domine le monde et l’Europe actuels. L’Europe s’élargit et se construit d’abord comme un marché. Le passage des rapports de coopération UE/ACP des Accords de Cotonou aux Accords de partenariat économiques et le traité de libre-échange transatlantique (UE/USA) actuellement en négociation dans les arcanes informelles de l’UE en constituent deux preuves d’une brûlante actualité. Le drame grec a par exemple mis en scène toutes les fissures et manquements du volet éthique, solidaire et social de l’Union Européenne : ce n’est pas la misère des migrants afghans, syriens, irakiens et africains qui changera une UE qui ne se construit pas comme une puissance éthique, sociale et morale mais comme un marché performant de la globalisation économique. C’est donc du côté de la logique de cette dernière et de ses exigences que provient l’anesthésie éthique, morale et sociale du monde face au drame de l’humanité qu’est celui des migrants. Le monde est en fait embarqué dans et par une mondialisation économique qui fait très peu de cas de son évaluation sociale, éthique et morale. Ce qui compte c’est être efficace et rentable dans une logique de minimisation des coûts où les hommes ne sont plus des vies humaines à servir en en développant le potentiel par des politiques publiques idoines, mais des charges sociales à réduire drastiquement par des coupes budgétaires et le désengagement des Etats. Les politiques d’austérité deviennent ainsi les seules boussoles d’une UE et d’un monde où l’équilibre des comptes macroéconomiques et la lutte contre les dettes publiques mettent les Etats sous pression statistique des marchés et des agences de notation.

Il en résulte une Europe et des Etats européens qui révèlent leur préférence économique pour des comptes publics assainis par rapport à la construction d’une puissance éthique, sociale et morale capable de s’occuper de la question migratoire. Situation qui rejoint et renforce les coups de boutoir que reçoit l’Etat providence européen, tant des ultra-libéraux qui le jugent responsable de la dette souveraine accumulée depuis les années septante, que de l’extrême droite politique qui pense qu’il n’est viable à long terme que s’il limite la frontière de son action sociale aux seuls Européens de souche.

Il en résulte une grande contradiction de la mondialisation économique. En fait, alors que le marché global transforme la mobilité humaine en atout pour le travailleur global, l’érection des barbelés, des barricades et des murs au sein de l’UE est la preuve que la mondialisation économique renie cet aspect des choses et n’exalte la libre circulation que lorsqu’il s’agit du grand capital en conquête des emplois rémunérateurs à travers le monde. Grand capital qui fait des dégâts sociaux, moraux, politiques et environnementaux dans de nombreux pays d’émigration où pullulent les toutes puissantes multinationales occidentales. Il devient donc paradoxal que l’Europe fasse un distinguo entre bons migrants à aider, c’est-à-dire les persécutés et les pourchassés pour leurs idées, et les mauvais migrants à renvoyer chez eux, c’est-à-dire les migrants économiques alors que la mondialisation économiques est aussi une guerre économiques qui persécute, appauvrit et vulnérabilise plusieurs populations à travers le monde. Non seulement le droit à la mobilité internationale du travail est refusé aux migrants, mais aussi les conséquences sur eux de la mobilité du grand capital et du marché global ne sont pas prises en compte par la politique humanitaire de l’UE. Dans un monde où le marché et le grand capital font la loi, dire que l’UE ne veut pas de migrants économiques est tout simplement une façon de donner tous les droits au grand capital et au marché global mais aucune responsabilité éthique, sociale et morale de leurs

actions sur la vie et le monde pauvres. C’est faire de la mondialisation économique la cigüe de l’humanité alors que l’hécatombe humaine que nous vivons en ce moment est une preuve que les marchés et le grand capital ne sont pas bons pour tous car ils tuent, persécutent, appauvrissent, exploitent et précarisent les plus pauvres d’entre nous même quand ceux-ci veulent en profiter comme les migrants économiques qui ne réclament rien d’autre au marché global que de tenir réellement sa promesse théorique d’une libre circulation du travail à travers le monde.

Thierry AMOUGOU, Macroéconomiste du développement, Prof. Université catholique de Louvain, Fondateurs et animateur du CRESPOL, Cercle de Réflexions Economiques, sociales et Politiques, cercle_crespol@yahoo.be
Dernière publication de l'auteur disponible sur ce lien: http://www.lajourneedumanuscrit.com/SOS-HAKUNA-MATATA

© Correspondance : Thierry AMOUGOU

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