Crise anglophone - Raoul Sumo Tayo  : « le gouvernement devrait rétablir le dialogue »
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Raoul sumo Tayo  est docteur en histoire, spécialiste des questions de défense et de sécurité. Ses travaux portent principalement sur les frontières, les menaces criminelles contemporaines et les carrières en radicalité.

Après les tueries de populations civiles, c'est désormais les éléments des forces de défense et de sécurité qui le sont. Sait-on - peut-on déjà savoir - qui pose ces actes graves et unanimement condamnés ?
Des esprits tordus affirment qu’il peut s’agir d’opérations sous fausse bannière. Ces théoriciens du complot croient voir des similitudes entre les meurtres de soldats camerounais et l’attentat de Mukden qui, bien que planifié par les Japonais, avait servi de prétexte à l’envahissement du Sud de la Mandchourie par l’armée impériale nipponne. Pour ma part et en l’état actuel de mes connaissances, il est difficile de dire avec exactitude qui est derrière ces attaques. Toutefois, je ne pense pas qu’il existe déjà une organisation centrale qui pilote ces assassinats des membres des forces de défense et de sécurité.

D’ailleurs, le récent rapport de International Crisis Group révèle le niveau d’impréparation de leaders de la revendication anglophone à la lutte armée. Je penche plutôt pour des groupes d’extrémistes car il est fréquent dans l’asymétrie que des situations tendues fassent naître de groupuscules qui mettent en œuvre une violence parfois extrême. Il peut alors s’agir d’individus radicalisés qui croient pouvoir obtenir ce qu’ils veulent par la violence qu’ils considèrent comme légitime. Ces derniers veulent atteindre leur but, non par l’effet de leurs actes mais par la réponse à ses actes. C’est ce que Carlos Marighella, un des plus illustres théoriciens de la guérilla, appelle "la théorie de la provocation".

Ces actions peuvent également être le fait d’entrepreneurs locaux de la violence et/ou du crime organisé pour qui la présence des forces de défense et de sécurité constitue un obstacle au déploiement optimal de leurs activités criminelles. En effet, certaines sections de cet espace frontalier ont pendant longtemps été des zones grises où les trafiquants de tous genres disputaient à l’Etat ce que Norbert Elias considère comme deux de ses principaux attributs, notamment le monopole de la violence légitime et le monopole fiscal. Bien entendu, il peut arriver qu’un mouvement revendique une attaque sans l’avoir commandité.

De retour d'Abidjan, et dans une communication lue de l'aéroport, le chef de l'état camerounais a utilisé le terme "terroristes" pour qualifier les auteurs non encore identifiés des meurtres des membres de nos forces de sécurité. Qu’est-ce que cela implique du point de vue du type de réaction à formuler ?
Cela va sans doute induire la mise en œuvre systématique et sans discernement de l’outil militaire suivant la logique de « répondre au choc par le choc », avec des conséquences dramatiques. Cela va également induire l’abandon des négociations et l’adoption d’un discours martial dans la gestion de la crise anglophone. On assistera sans doute à une inflation de politiques sécuritaires, à la militarisation du discours et à de nombreuses autres mesures allant dans le même sens. Je voudrais toutefois relever ici que l’on peut discuter de l’attribution du label « terroristes » à ceux qui agissent dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

La désignation de l’objet terroriste est très souvent un acte unilatéral, subjectif et parfois arbitraire qui découle de la criminalisation de l’ennemi. Ce processus est consacré par la propagande, l’inculture et la désinformation, comme le relève Gérard Chaliand, l’un des plus grands spécialistes du terrorisme dans l’espace francophone. D’ailleurs, à partir de son origine et de son étymologie, le terrorisme peut désigner aussi, une politique d’Etat, fusse-t-il démocratique ou non, à l’encontre de sa propre population. Certaines pratiques développées par les Etats pour faire face au « terrorisme » peuvent ainsi et à plusieurs égards être assimilées au terrorisme. D’ailleurs, l’un des plus éminents spécialistes britanniques de la contre-insurrection, Paul Wilkinson, considère la torture comme « la forme extrême de la terreur individualisée ».

Pourquoi en arrive-t-on à une telle situation de quasi-guerre pour des manifestations qui étaient pourtant absolument pacifiques en octobre 2016 et même jusqu'au fameux 1er octobre 2017?
Cette situation découle de la gestion imparfaite de cette crise. En fait, le vieux répertoire de réponses de nos dirigeants ne fonctionne plus. Le gouvernement a, jusqu’ici, mis en œuvre une tactique héritée de la colonisation et qui consiste à criminaliser la contestation politique, à frapper pour « restaurer l’autorité de l’Etat », à minimiser et mépriser l’opposant, le regarder de haut, lui contester une quelconque légitimité, à créer de toutes pièces des interlocuteurs, à acheter les consciences, et la liste est longue. Les archives coloniales sont remplies de ces contre-stratégies qui, étrangement ressemblent à celles que nous utilisons de nos jours.

Le contexte national et international a changé et ces vieilles formules ne marchent plus, du moins plus à 100%. Les faucons du régime, notamment une certaine élite compradore anglophone, consciemment ou pas, se sont employés à envenimer la situation dans le cadre de ce que les anglo-saxons appellent des "selffullfillingprophecies", « ces prophéties pernicieuses que l’on énonce et que l’on s’emploie ensuite à faire se réaliser ou à ces jugements que l’on porte et qu’ensuite on fait tout pour rendre crédibles », selon la définition qu’en donne François Burgat.

Ceux qui, nombreux dans la communication informelle mais dominante du gouvernement, récusent les appels jusqu'ici vains au dialogue estiment que le gouvernement ne trouve pas d'interlocuteurs légitimes. Est-ce simplement possible voire imaginable?
La situation actuelle découle surtout de l’incapacité de l’Etat à établir un contact interactif efficace avec le corps médian dans la crise anglophone. Jusqu’à l’incarcération des leaders du Consortium, les extrémistes n’avaient qu’une faible emprise sur la population anglophone. La criminalisation des revendications politiques des anglophones et le fait de leur nier la qualité d’acteurs politiques, la perception des comme des personnes manipulées, coupables, plutôt que des adversaires avec qui l’on négocie, a conduit nécessairement à ce que Clausewitz appelle "l’ascension aux extrêmes".

Le basculement vers la violence découle également de l’inertie des autorités. Pour parler un peu comme l’un des plus grands penseurs africains de ce siècle, Alain Didier Olinga, cette question qui exige que l’on prenne le temps à la gorge a été gérée comme si on avait une éternité devant soi. On a refusé de prendre en compte la contrainte du temps, on a peut-être même prétendu plier le temps à sa volonté. Au lieu d’une thérapie de choc, on a longtemps fait semblant, essayé de gagner du temps, misant sur l’essoufflement et la division des grévistes, sûr que l’on était les maîtres du temps. Or l’histoire nous apprend que les crises non gérées ou non maîtrisées, conduisent à la violence.

En marge de la violence mise en œuvre par les autorités, le cynisme a longtemps conduit à l’exploitation instrumentale de l’extraordinaire division des élites anglophones, dont une bonne partie a d’ailleurs été cooptée aux affaires. Cette situation a conduit à la création d’une élite compradore. Or les derniers soubresauts de la crise anglophone ont mis au grand jour les dysfonctionnements des mécanismes de représentation des Anglophones. Le pouvoir a perdu le monopole du choix des « élites » qui devenaient en temps de crise les principaux interlocuteurs, dans une sorte de masturbation intellectuelle dans laquelle le gouvernement négociait la paix sociale avec « ses » élites. C’est donc presque naturellement que l’on a basculé dans la violence. Le système est en crise car son répertoire de réponse n'est pas adéquat pour résoudre le problème qui le menace.

La surenchère violente empêche-t-il d'organiser ce dialogue politique auquel ont appelé les groupes non-partisans et les partenaires du Cameroun dont l'Onu et l'Union africaine ?
Absolument pas. Bien au contraire, la tournure actuelle que prennent la crise anglophone et la prise en compte de la réalité historique qu’aucune armée n’a jamais gagné une guerre contre le peuple nous imposent de revenir à un saint réalisme et à privilégier le dialogue tout en restaurant l’autorité de l’Etat. D’ailleurs, je pense, à la suite de Simmel, qu’un conflit est une forme de socialisation bâtie sur le principe paradoxal d’un mal fonctionnel qui va procéder un bien relationnel.

Dans les circonstances normales, un conflit devrait être un processus de mise en relation intense aboutissant à un dialogue franc et sincère. La matrice de la crise anglophone est politique. Il faut donc la régler au travers des institutions politiques qui devraient normalement permettre de résoudre les différends entre les composantes de la nation. Dans cette logique, il nous faut revenir à la politique, entendue comme art d’assurer la coexistence entre des individus différents. Il faudrait que les Cameroun acquièrent la culture de s’asseoir autour d’une table pour discuter des problèmes liés au vivre ensemble. Après, il faudrait que ce dialogue soit sincère et dans ce registre, j’aime la belle formule du président Biya lors de sa tournée des provinces dans les années 1990 : « vouloir dialoguer et définir soi-même les modalités du dialogue c’est vouloir imposer sa volonté, donc refuser le dialogue ».

L'état a-t-il un autre choix que la réponse militaire désormais largement privilégiée ? Sinon, jusqu'où peut-il aller au regard de la particularité de cette situation en tous points différentes de celle à l'Extrême Nord ?
Contrairement à ce que pensent des personnes nostalgiques d’une époque révolue, il existe une alternative à l’usage massif et indiscriminé de l’outil militaire pour gérer cette crise. Il faut bien entendu restaurer l’autorité de l’Etat. Cela devrait se faire avec méthode, au moyen de mesures actives et passives. Mais en même temps, il faut prendre des mesures politiques. D’ailleurs les deux actions sont complémentaires.

Ceux qui nous gouvernent doivent finalement comprendre que ce qui permet à une société d’exister ce n’est point la force, la contrainte, mais le lien social. Et le vrai lien social, le lien social solide, repose sur un lien moral, c’est-à-dire une conscience et une volonté de solidarité chez les individus. Ce qui permet à une société d’exister c’est d’abord et avant tout la VOLONTE des individus de vivre ensemble. Cela ne se décrète pas. C’est un pari, un choix qui naît dans le cœur des individus.

Que devrait faire aujourd'hui le gouvernement de l'état qu'il n'aurait pas fait ou pas assez fait jusqu'ici?
Le gouvernement devrait rétablir le dialogue et aborder les questions de fond. Il faut revenir à la politique comme je l’ai dit tout à l’heure. Pour être efficace, une sortie de crise doit être négociée, et non imposée. Mais au-delà du dialogue, la solution à la crise anglophone, cette crise de la gouvernance qui se pare d’un manteau identitaire, est sans doute la promotion de la gouvernance démocratique à travers la mise en place d’un système de "check and balance", la promotion d’élections libres et transparentes car, comme partout dans le monde, lorsque les sociétés sont en mesure de s’exprimer librement, elles ne placent pas le curseur de leur choix aux extrêmes du spectre politique. Elles n’élisent donc pas les radicaux et encore moins ceux qui les fabriquent, comme l’a montré François Burgat.

Les radicaux anglophones sont-ils tous des sécessionnistes ? Peut-on différencier entre ces derniers et ceux qui posent les questions de gouvernance dont la forme de l'État est un élément central ?
Sur le premier volet de votre question, je voudrais tout d’abord relever le fait que la construction de la catégorie « radical » par opposition à celle de « modéré » est quelque chose d’arbitraire. Quel est le curseur qui permet de déterminer la ligne rouge au-delà de laquelle on serait radical ? Par rapport au projet de contestation de la forme de l’Etat, je ne pense pas que tous ceux que l’on qualifie de radicaux soient des sécessionnistes. D’ailleurs, les vrais radicaux ne sont pas nécessairement ceux à qui l’on pense.

Ceux qui revendiquent le retour au fédéralisme initial et que l’on qualifie de « radicaux » n’ont pas rendu intransigeant leur discours et leurs actions. De plus, ils ont manifesté le rejet de l’option zéro, celle de la sécession. Par contre, les sécessionnistes ont clairement adopté un langage et une stratégie de rupture vis-à-vis de l’Etat. Ils ont adopté une stratégie qui consiste à un rejet discursif et toute forme de collaboration avec l’Etat. Ils ont également durci leur positionnement idéologique et fait le choix de contester violement l’ordre public, d’entrer en confrontation avec l’Etat et les « modérés ».

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