Franc CFA : Le colonialisme français se perpétue en Afrique
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Franc CFA : Le colonialisme français se perpétue en Afrique :: AFRICA

Franc CFA. Ces deux mots ne signifient probablement pas grand-chose pour la plupart des lecteurs, mais ils résument l'une des expériences économiques les plus durables - et les moins connues - du monde. En termes simples, le franc CFA est une monnaie utilisée par 14 pays d'Afrique de l'Ouest et du Centre, qui sont tous d'anciennes colonies françaises. D'où le nom de " franc ", une référence à la monnaie autrefois utilisée dans les colonies : le franc français. En effet, comme nous le verrons, le nom est plus qu'un simple héritage sémantique. La France joue encore un rôle considérable dans la gestion de cette monnaie " africaine ". Mais, pour éviter de prendre de l'avance, commençons par l'essentiel.

Lorsque nous parlons du franc CFA, nous parlons en fait de deux unions monétaires : la Communauté économique et monétaire de l'Afrique centrale (CEMAC), qui comprend le Cameroun, le Gabon, le Tchad, la Guinée équatoriale, la République centrafricaine et la République du Congo, et l'Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA), qui comprend le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo.

Ces deux unions monétaires utilisent deux francs CFA distincts, mais qui partagent le même acronyme : pour le franc CEMAC, CFA signifie " Coopération financière en Afrique centrale " et pour le franc de l'UEMOA, " Communauté financière africaine ". Toutefois, ces deux francs CFA fonctionnent exactement de la même manière et sont rattachés à l'euro avec la même parité. Avec un 15ème Etat - les Comores, qui utilise un franc différent (le franc comorien), mais qui, encore une fois, est soumis aux mêmes règles que les deux autres - ils forment ce qu'on appelle la " zone franc ". Au total, plus de 162 millions de personnes utilisent les deux francs CFA (plus le franc comorien).

Pendant longtemps, le franc CFA n'a pas fait l'objet d'un débat public, même en France ou en Afrique. Toutefois, la situation est en train de changer. Ces dernières années, il a été au centre d'un débat de plus en plus animé dans le monde francophone, aidé, en partie, par des livres comme L'arme invisible de la Françafrique : Une histoire du franc CFA (L'Arme invisible de l'impérialisme franco-africain : Histoire du franc CFA'), par la journaliste française Fanny Pigeaud et l'économiste sénégalaise Ndongo Samba Sylla. Comme ils l'ont dit :

"Depuis longtemps, beaucoup d'efforts ont été déployés pour maintenir le thème du franc CFA et les questions qui l'entourent à l'abri du débat public, tant en France qu'en Afrique. Peu informés sur le sujet, les citoyens n'avaient pas les outils nécessaires pour remettre en question le système. Cependant, ces dernières années, le franc CFA a cessé d'être un sujet débattu uniquement par des experts... et fait aujourd'hui l'objet d'articles, d'événements, d'émissions de télévision et de conférences sur le continent africain et en France".

D'une part, le gouvernement français affirme que le franc CFA est un facteur d'intégration économique et de stabilité monétaire et financière. D'autre part, les opposants à la monnaie - parmi lesquels de nombreux économistes et intellectuels africains - font valoir que le franc CFA représente une forme d'" esclavage monétaire ", qui entrave le développement des économies africaines et les maintient soumises à la France.

Pour donner un sens à ce débat - et avant de passer à l'analyse du mécanisme réel du système CFA - nous devons partir de l'origine de cette monnaie litigieuse.

Une histoire de violence et de répression

Le franc CFA - qui signifiait à l'origine " franc des colonies françaises d'Afrique " - a été créé en 1945, lorsqu'il est devenu la monnaie officielle des colonies françaises d'Afrique, qui jusque-là utilisaient le franc français. Officiellement, le fait d'accorder aux colonies leur " propre " monnaie était une récompense pour le rôle décisif qu'elles ont joué pendant la Seconde Guerre mondiale. En effet, comme l'écrivent Pigeaud et Sylla, " loin de marquer la fin du " pacte colonial ", la naissance du franc CFA a favorisé le rétablissement de relations commerciales très avantageuses pour la France ".

En effet, malgré la rhétorique sur l'octroi d'une plus grande autonomie aux colonies, le franc CFA était essentiellement une création française, émise et contrôlée par le ministère français des Finances. Cela signifie que la France peut fixer la valeur externe de la nouvelle monnaie - son taux de change vis-à-vis du franc français - en fonction de ses propres besoins. C'est exactement ce que le pouvoir colonial a fait en imposant aux colonies un taux de change fortement surévalué.

L'objectif est double : rendre les exportations françaises moins chères, ce qui incite les colonies à augmenter leurs importations en provenance de la France métropolitaine (c'est-à-dire la France située en Europe, par opposition à ses colonies et protectorats) ; et rendre les exportations coloniales plus chères sur les marchés mondiaux, ce qui oblige les colonies à se tourner vers la métropole pour se débarrasser de leur surproduction. La France, fortement affaiblie par la guerre, a donc bénéficié à la fois des exportations et des importations, ce qui lui a permis de regagner ses parts de marché et d'assurer l'approvisionnement en matières premières indispensables.

Cependant, l'avantage le plus évident pour la France était le fait que le franc CFA lui permettait de continuer à acheter " gratuitement " les ressources des colonies, puisqu'il émettait et contrôlait efficacement la monnaie des colonies, tout comme il le faisait lorsque les colonies utilisaient le franc français. En résumé, Pigeaud et Sylla notent, contrairement à la propagande coloniale française, que l'objectif du franc CFA reste celui d'" assurer le contrôle économique des territoires conquis par la France et de faciliter le drainage de leurs richesses " vers la métropole.

Il convient toutefois de noter que la France ne fait pas exception à la règle : à l'époque, les puissances coloniales avaient l'habitude d'imposer à leurs colonies respectives des formes de soumission monétaire. Ce qui distingue la France de toutes les autres anciennes puissances coloniales d'Afrique, comme la Grande-Bretagne, la Belgique, l'Espagne et le Portugal, c'est que l'empire monétaire français a survécu au processus de décolonisation qui a commencé dans les années 1950. Ainsi, alors que la plupart des colonies africaines, lorsqu'elles sont devenues indépendantes, ont adopté des monnaies nationales, la France a réussi à convaincre la plupart de ses anciennes colonies (sauf le Maroc, la Tunisie et l'Algérie) de maintenir le franc CFA. Elle l'a fait en recourant à tous les moyens de pression à sa disposition : diplomatie, corruption, déstabilisation économique, voire violence pure et simple. Pour maintenir le franc CFA ", écrit Sylla, " la France n'a jamais hésité à se débarrasser des chefs d'Etat tentés de se retirer du système. La plupart ont été démis de leurs fonctions ou tués au profit de dirigeants plus dociles qui s'accrochent au pouvoir, quoiqu'il advienne".

La première étape consistait à forcer les colonies à signer une longue liste d'"accords de coopération" avant de leur accorder leur "indépendance". En vertu de ces accords, les nouveaux États ont été contraints de confier à l'État français la gestion de la quasi-totalité des secteurs clés de leur administration, y compris leur monnaie, en s'engageant à rester dans l'union monétaire de la zone franc. Pierre Villon, député communiste français, notait à l'époque que dans les domaines économique, monétaire et financier, ces accords tendaient à " limiter dans la pratique la souveraineté accordée[aux anciennes colonies] par la loi ".

Pour comprendre pourquoi les États africains ont accepté des limites aussi lourdes à leur souveraineté nouvellement acquise, il faut comprendre l'étendue de leur soumission psychologique à la France - et leur peur de " se jeter à l'eau libre " - résultant de décennies de " tutelle " coloniale. Après tout, il s'agissait d'économies agricoles ou d'économies extrêmement sous-développées.

Cependant, les premières rébellions contre le franc CFA n'ont pas tardé à éclater. Entre les années 1960 et 1980, divers pays ont tenté d'abandonner le système du CFA, mais très peu y sont parvenus. Comme l'écrivent Pigeaud et Sylla, la France " a tout fait pour décourager les États qui avaient l'intention de quitter le franc CFA. Des intimidations, des campagnes de déstabilisation, voire des assassinats et des coups d'État ont marqué cette période, témoignant des relations de pouvoir permanentes et inégales sur lesquelles reposaient - et fondent encore aujourd'hui - les relations entre la France et ses " partenaires " en Afrique ".

Lorsque la Guinée, après avoir fait la sourde oreille à ses appels répétés en faveur d'une réforme du système du franc CFA, a lancé sa propre monnaie nationale en 1960, la France a réagi en imprimant secrètement d'énormes quantités de la nouvelle monnaie avant de les verser dans le pays, faisant monter en flèche l'inflation et faisant de ce pays un casse-tête économique. De même, lorsque le Mali a quitté la zone franc en 1962, la France a fait pression sur les pays voisins pour limiter les échanges avec le pays, ce qui a contribué à une forte dépréciation de la nouvelle monnaie et contraint le Mali à réintégrer à terme le système CFA. La France aurait également joué un rôle dans l'assassinat d'au moins deux chefs d'Etat africains progressistes qui envisageaient de lancer une monnaie nationale et de sortir leur pays du système CFA : Sylvanus Olympio au Togo (en 1963) et Thomas Sankara au Burkina Faso (en 1987).

Cette longue traînée de violence et de répression nous aide à comprendre comment la France est devenue " le seul pays au monde à avoir réussi l'exploit extraordinaire de faire circuler sa monnaie, et seulement sa monnaie, dans des pays politiquement libres ", comme l'a observé l'économiste camerounais Joseph Tchundjang Pouemi en 1980. Elle remet également en question l'affirmation selon laquelle les États africains adhèrent " volontairement " au système CFA.

Le " mécanisme diabolique " du franc CFA

Cette nécessaire prémisse écartée, nous pouvons maintenant passer à l'analyse du " mécanisme diabolique ", pour reprendre les termes de Pigeaud et Sylla, qui sous-tend le franc CFA. Aujourd'hui, Paris affirme que le franc CFA est devenu une " monnaie africaine " à part entière gérée par les Africains eux-mêmes. A la fin des années 1970, dans un processus qui a pris le nom d'" africanisation " de la zone franc, le siège des banques centrales des deux unions monétaires - la BEAC (Banque des Etats de l'Afrique centrale), autorité émettrice de la monnaie de l'UEMOA, et la BCEAO (Banque centrale des Etats d'Afrique occidentale), autorité émettrice de la CEMAC - fut transféré sur le continent africain. Par ailleurs, le nombre de représentants français siégeant aux conseils d'administration des deux banques centrales a été réduit.

Cependant, comme le notent Pigeaud et Sylla, en dehors de ces changements cosmétiques, le mécanisme au cœur du système " n'a guère changé depuis l'époque coloniale ". Elle repose aujourd'hui sur les quatre principes dits fondamentaux de la Zone franc, qui continuent d'accorder à la France un contrôle quasi absolu sur le système CFA, même si la France ne possède plus le franc. En effet, en adoptant l'euro, la France a réussi à faire en sorte que la gestion du système du franc CFA reste de son ressort exclusif, l'Union européenne et les autres Etats membres n'ayant que peu ou pas voix au chapitre en la matière. Le résultat est que " l'esprit et la fonction du dispositif sur lequel repose cette création coloniale restent les mêmes que lors de sa création en 1945 ".

Les quatre principes en question sont le taux de change fixe (l'ancrage du franc CFA d'abord au franc français et maintenant à l'euro) ; la libre circulation des capitaux entre les pays africains et la France ; la libre convertibilité du franc CFA en euros mais pas dans d'autres devises (ni même entre les deux francs CFA), ce qui signifie que tout paiement étranger effectué en francs CFA doit être converti en euros au préalable sur les bourses de Paris ; la centralisation des réserves en devises. Les bénéfices que la France retire des quatre principes qui sous-tendent le système CFA sont innombrables. Plus qu'une simple monnaie, écrivent Pigeaud et Sylla, le franc CFA permet à la France de gérer ses relations économiques, monétaires, financières et politiques avec certaines de ses anciennes colonies selon une logique fonctionnelle à ses intérêts ".

Par exemple, en raison de sa présence au sein des institutions de la zone franc (la France dispose d'un droit de veto de fait au sein des conseils des deux banques centrales), Paris a toujours le pouvoir de déterminer la valeur externe (taux de change) du franc CFA, sans même avoir à en informer préalablement les pays africains (comme la France l'a fait en 1994, quand elle a dévalué le franc CFA de 50%, puis encore en 1999, quand elle a adopté l'euro). De plus, grâce à la libre circulation des capitaux, les entreprises françaises peuvent " privatiser " les bénéfices réalisés en Afrique en les rapatriant en France plutôt que de les investir localement.

Mais la véritable clé de voûte du système CFA est représentée par la centralisation des réserves de change : cela signifie essentiellement que les banques centrales de la zone franc - la BEAC et la BCEAO - doivent déposer une partie de leurs réserves de change en France, sur un compte spécial auprès du Trésor français, le " compte opérationnel ". Au départ, la BEAC et la BCEAO étaient tenues de déposer la quasi-totalité de leurs réserves de change ; aujourd'hui, elles ne sont "que" tenues de déposer 50 % (la BEAC) et 60 % (la BCEAO) de leurs réserves totales. Ces comptes d'exploitation sont libellés en euros. Ils sont régulièrement crédités et débités en fonction des paiements internationaux des pays africains. Le mécanisme sous-jacent du système est relativement simple : si l'économie ivoirienne exporte du cacao vers la France pour une valeur de 400 millions d'euros, cette somme est portée au crédit du compte d'exploitation de la BCEAO ; en revanche, si le pays importe de la zone euro pour 400 millions d'euros de matériel, le compte d'exploitation est débité du même montant.

Théoriquement, il s'agit d'une contrepartie à la " garantie " de convertibilité offerte par la France aux pays de la zone franc. Cet arrangement prévoit qu'en cas de pénurie de réserves de change, le Trésor français est tenu d'accorder une avance aux banques centrales de la zone franc pour éviter une dévaluation du franc CFA. Mais cette garantie n'existe que sur papier. Paris a mis en place des règles strictes (dont une série de mécanismes automatiques déclenchés en cas de pénurie de réserves) qui rendent très improbable l'apparition d'une situation de " zéro change ".

En effet, comme le notent Pigeaud et Sylla, ce n'est pas vraiment la France qui garantit la convertibilité des francs ; ce sont plutôt les réserves des grands pays exportateurs, comme la Côte d'Ivoire et le Cameroun, qui compensent la rareté des réserves des pays, comme la République centrafricaine et le Togo, qui ont moins de ressources. Théoriquement, les pays africains pourraient se passer de cette garantie. En témoigne le fait que le compte d'exploitation des banques centrales de la zone franc a constamment enregistré un solde positif depuis la naissance du système (sauf pendant une brève période entre la fin des années 1980 et le début des années 1990).

Mais le véritable " privilège exorbitant " que la France tire du compte d'exploitation est que, par son intermédiaire, elle peut continuer à payer ses importations de la zone franc - qui comprend un large éventail de ressources agricoles, forestières, minières et énergétiques, dont l'uranium, d'une importance cruciale pour l'économie française - dans sa propre monnaie (le franc d'abord, puis l'euro), sans devoir passer par d'autres devises et donc sans épuiser ses propres réserves étrangères. A titre d'exemple, si la France importe du coton du Burkina Faso pour un million de dollars, elle n'a qu'à créditer le compte d'exploitation de la BCEAO de l'équivalent en euros.

Un obstacle au développement

Et qu'en est-il des avantages allégués que le système CFA apporte aux États africains ? Selon ses défenseurs, le franc CFA a favorisé le développement économique des États membres, facilitant l'intégration économique de la région et créant un environnement de stabilité macroéconomique. En réalité, soutiennent Pigeaud et Sylla, le système CFA inflige " quatre handicaps importants " aux pays membres.

Les deux premiers handicaps sont évidemment le taux de change fixe et l'ancrage du franc CFA à l'euro. Comme on le sait, un pays qui rattache sa monnaie à une autre monnaie ne peut mener une politique monétaire autonome. L'UEMOA et la CEMAC, deux unions monétaires composées principalement de pays pauvres, sont de facto subordonnées à la politique monétaire d'une autre union monétaire, la zone euro, qui comprend des pays très développés aux priorités et besoins totalement différents. Les conséquences de cette situation ont été bien expliquées par le lauréat du prix Nobel Robert Mundell en 1997 :

Si un petit pays fixe unilatéralement sa monnaie à un grand voisin, il transfère en fait la souveraineté politique à ce grand voisin. Le pays fixateur perd sa souveraineté parce qu'il ne contrôle plus sa propre destinée monétaire ; le pays plus grand gagne en souveraineté parce qu'il gère une zone monétaire plus vaste et acquiert plus de "poids" dans le système monétaire international".

De plus, comme les pays de la zone euro ne le savent que trop bien, le taux de change fixe le signifie :

Les 15 pays membres de la zone franc, pris individuellement, sont privés de la possibilité d'utiliser le taux de change pour atténuer les effets des chocs économiques ou pour améliorer la compétitivité prix des produits locaux. Et ceci dans un continent où les chocs de toutes sortes - politiques (coups d'Etat, guerres, tensions sociales, etc.), climatiques (variations des précipitations, sécheresses, inondations, etc.) et économiques (volatilité des prix des produits primaires, taux d'intérêt sur la dette extérieure, flux de capitaux, etc. Ainsi, pour faire face aux chocs adverses, les pays de la zone franc n'ont qu'une seule option, en l'absence de transferts budgétaires : la "dévaluation interne", c'est-à-dire un ajustement des prix intérieurs qui passe par la réduction des revenus du travail et des dépenses publiques, les hausses d'impôts et le déclin de l'activité économique.

Un coup d'œil rapide aux statistiques du Fonds monétaire international (FMI) confirme que le taux de change fixe s'est avéré un choix ruineux pour les pays africains : depuis 2000, les pays d'Afrique subsaharienne opérant dans un système de taux de change fixe ont connu une croissance économique inférieure de un à deux points de pourcentage à celle des pays à taux de change flexible. Cet écart est dû, en particulier, à " la croissance plus faible des pays membres de la Zone franc ", indique le FMI. Comme le note Sylla : L'expérience montre que des pays comme le Maroc, la Tunisie et l'Algérie, qui, après l'indépendance, se sont retirés de la zone franc et[ont frappé] leur propre monnaie, sont plus forts économiquement que tout utilisateur du franc CFA".

Un troisième handicap découle des deux premiers : le sous-financement des économies de la zone franc. Afin d'éviter l'épuisement de leurs réserves de change, qui mettrait en péril la parité fixe, les banques centrales de la zone franc doivent limiter la croissance du crédit intérieur (le volume des crédits bancaires mis à la disposition des gouvernements, des entreprises et des ménages). Par ailleurs, depuis 1999, les pays de la zone franc sont soumis aux mêmes contraintes budgétaires (limites strictes de déficit et de dette par rapport au PIB) que les pays de la zone euro, ainsi qu'à l'interdiction du financement monétaire.

L'une des conséquences de cette situation est que les pays africains doivent se tourner vers des pays étrangers - souvent la France elle-même - pour financer leur développement en contractant des emprunts en devises à des taux d'intérêt très élevés. Ce mécanisme resserre encore davantage le nœud coulant autour des pays africains, avec des conséquences sociales dramatiques. Comme le rapportent Pigeaud et Sylla, " chaque dollar dépensé en Afrique pour le service de la dette se traduit par une réduction de 29 % des dépenses de santé (ce qui, en termes plus tragiques, peut se traduire économiquement comme suit : chaque 140 000 dollars consacrés au service de la dette, un enfant meurt) ".

Ce sous-financement pénalise clairement la croissance économique des pays africains, comme l'admettent même des économistes favorables au franc CFA, comme Sylviane Guillaumont Jeanneney : " La faible croissance de l'UEMOA s'explique en partie par un taux d'investissement inférieur à celui des autres régions d'Afrique ". L'économiste sénégalais Demba Moussa Dembélé, critique du système CFA, est plus impitoyable. En raison de la parité fixe et de la politique restrictive de la BCEAO, explique-t-il, " nous sommes soumis aux impératifs de la Banque centrale européenne, obsédée par la discipline budgétaire et la lutte contre l'inflation, alors que les priorités de nos pays sous-développés devraient être l'emploi, les investissements dans les capacités productives et la création des infrastructures. Cela implique une plus grande distribution du crédit aux secteurs privé et public".

Enfin, le dernier handicap : la libre circulation des capitaux. Ce facteur, écrivent Pigeaud et Sylla, " entrave considérablement le développement des pays africains, se traduisant dans la plupart des cas par un saignement financier... Lorsque des secteurs fondamentaux de l'économie sont sous le contrôle de capitaux étrangers, comme c'est le cas dans la plupart des pays de la zone franc, la libre circulation des capitaux agit comme un mécanisme pour drainer les ressources africaines vers le reste du monde : un pillage légalisé ". Ce phénomène s'observe surtout dans les pays les plus dotés en ressources naturelles : Côte d'Ivoire, Cameroun, Congo, Gabon et Guinée équatoriale. Il suffit de dire qu'entre 2000 et 2009, les transferts nets de revenus vers le reste du monde - qui comprennent les bénéfices et les dividendes des multinationales opérant dans ces pays - se sont élevés à environ 43 % du PIB pour la Guinée équatoriale et 30 % du PIB pour le Congo.

Le résultat de ces " quatre handicaps " est que, bien que certains pays de la zone franc (en particulier les plus riches en matières premières) aient connu un taux de croissance du PIB annuel assez élevé ces dernières années, une analyse des statistiques à long terme montre que le PIB réel par habitant - ou " revenu moyen " - de la plupart des pays de la zone est égal ou inférieur à celui enregistré dans les années 1970 ou 1960. Il n'est donc pas surprenant que les progrès socio-économiques dans la zone franc aient été très limités : 12 des 15 pays africains de la Zone franc sont classés comme pays à " faible développement humain ", dernière catégorie de l'Indice de développement humain (IDH) élaboré par le Programme des Nations Unies pour le développement. En 2015, les quatre dernières places du classement IDH ont été attribuées au Burkina Faso, au Tchad, au Niger et à la République centrafricaine, qui font tous partie de la zone franc. Par ailleurs, dix États de la zone franc font partie de ce que les Nations Unies appellent les " pays les moins avancés ".

De toute évidence, le franc CFA n'est pas la seule cause du sous-développement de ces pays et les autres pays africains n'ont pas nécessairement "mieux réussi", note Pigeaud et Sylla. Mais l'affirmation selon laquelle le franc CFA a "favorisé" la croissance et le développement de la région est manifestement fausse :

Dans tous les pays du franc CFA, le sous-développement du potentiel humain et des capacités productives est la norme. Le système CFA n'a stimulé ni l'intégration commerciale de ses membres, ni leur développement économique, ni leur attractivité économique. Au contraire, elle a privé les pays de la capacité de mener une politique monétaire autonome, paralysé leur dynamique productive par la limitation du crédit bancaire, pénalisé la compétitivité de la production locale par des taux de change structurellement surévalués et facilité des formes déstabilisatrices de sorties de capitaux, avec des conséquences sociales dramatiques".

Un statu quo insoutenable

Au vu de ce qui précède, on peut se demander pourquoi les pays de la zone franc n'abandonnent pas tout simplement le système CFA. Une première réponse est que, même aujourd'hui, la France n'hésite pas à utiliser son pouvoir pour réprimer toute contestation du système. Un exemple particulièrement frappant de ce phénomène s'est produit récemment en Côte d'Ivoire. Tout a commencé après les élections présidentielles de 2010, lorsque le pays s'est retrouvé avec deux présidents : Laurent Gbagbo, le président sortant, avait été reconnu comme le vainqueur légitime des élections par le Conseil constitutionnel ivoirien et était donc resté au pouvoir ; Alassane Ouattara était considéré comme le vainqueur par la " communauté internationale ". Souhaitant voir Ouattara au pouvoir, le président français de l'époque, Nicolas Sarkozy, a immédiatement fait appel à l'appareil de la zone CFA pour faire pression sur Gbagbo.

Dans un premier temps, le gouvernement français a cajolé la BCEAO - la banque centrale de la CEMAC, dont la Côte d'Ivoire fait partie de l'union monétaire - pour empêcher le gouvernement ivoirien d'accéder à ses comptes à la BCEAO et fermer les branches ivoiriennes de la BCEAO. Puis, le conseil d'administration de la banque a contraint son gouverneur à démissionner, l'accusant d'être trop complaisant à l'égard des autorités ivoiriennes. Peu après, le gouvernement français a également contraint les banques françaises opérant dans le pays à cesser leurs activités. Mais Gbagbo a refusé de céder. C'est à ce moment-là que la France est passée à l'étape suivante. Elle a mobilisé son arme invisible : le compte d'exploitation. Avec l'aide de la BCEAO, le ministère français des Finances a suspendu les opérations de paiement et de change du pays : en effet, toutes les transactions commerciales et financières entre la Côte d'Ivoire et le reste du monde ont été bloquées. Les entreprises ivoiriennes se sont trouvées dans l'impossibilité d'exporter ou d'importer. Les autorités françaises, écrivent Pigeaud et Sylla, ont démontré que le compte d'exploitation pouvait devenir un formidable instrument de répression

Comme Justin Koné Katinan, alors ministre du budget de Laurent Gbagbo, le dira plus tard : " J'ai vu de mes propres yeux la réalité de l'impérialisme franco-africain. J'ai vu comment nos systèmes financiers continuent d'être totalement sous la domination de la France,[et fonctionnent] dans l'intérêt exclusif de la France. J'ai vu comment un seul fonctionnaire en France peut bloquer un pays entier. Face à l'embargo financier de la France, l'administration ivoirienne a commencé à prendre des mesures pour créer sa propre monnaie nationale. La France a alors jeté son masque : elle a mobilisé ses forces armées présentes en Côte d'Ivoire - comme dans les autres pays de la zone franc - et renversé le gouvernement. Fin de l'histoire.

L'épisode précédent montre à quel point les affirmations selon lesquelles les pays de la Zone franc adhèrent " volontairement " au système CFA sont simplistes. Cela dit, il ne fait aucun doute que les élites africaines de la zone franc, à quelques exceptions près, soutiennent le système CFA. Ce n'est guère surprenant. Après tout, " ils ont été mis au pouvoir - et ils continuent à l'exercer - avec le soutien de Paris ", notent Pigeaud et Sylla. Les dirigeants africains savent que tant qu'ils continueront à faciliter les opérations de l'Etat français et qu'ils ne contesteront pas le franc CFA, ils jouiront de la " tutelle " de l'ancienne puissance coloniale, y compris contre leurs citoyens et leurs opposants. De plus, bien qu'il soit conçu pour servir avant tout les intérêts de la France, le système CFA offre certains avantages économiques à certains groupes sociaux africains. L'ancrage du franc CFA à l'euro, monnaie forte, permet par exemple aux importateurs des pays africains d'acheter des produits à un prix avantageux qui leur permet de concurrencer facilement les producteurs locaux. En même temps, elle offre aux classes moyennes et aisées locales un pouvoir d'achat international artificiellement élevé qui leur donne la possibilité d'accéder aux mêmes biens et services que leurs homologues occidentaux. Enfin, la libre circulation des capitaux permet aux élites riches de ces pays de cacher leur fortune à l'étranger, plus ou moins légalement.

Cependant, comme nous l'avons mentionné au début, les choses commencent à changer. Comme l'écrivent Pigeaud et Sylla : Les demandes pour mettre fin au franc CFA se multiplient et la pression augmente. De plus en plus d'économistes, d'intellectuels, d'artistes et de mouvements sociaux africains réclament la fin du colonialisme monétaire. Leurs arguments, notent les auteurs, " trouvent un certain écho dans l'opinion publique, de plus en plus consciente que, sans indépendance monétaire, les Etats de la zone franc resteront soumis à la France... Sans nécessairement connaître tous les détails techniques de l'affaire, un nombre croissant de citoyens africains réalisent qu'il sera impossible de déterminer librement leur propre destin sans véritable souveraineté monétaire ".

Un avertissement que même les peuples de la zone euro - la seule autre union monétaire au monde comprenant officiellement des États souverains - feraient bien d'écouter.

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