Accaparement des terres dans la vallée du Ntem : de l’émergence aux Bantoustans ?
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L’économie politique de l’émergence économique met en lumière un ensemble de caractéristiques et de régularités politiques dans les pays aujourd’hui dits émergents : un vaste marché intérieur, un système national d’innovation et de recherche, des politiques publiques innovantes, une autonomie monétaire, un taux de croissance élevé pendant en moyenne dix ans, et une stabilité politique. Le Brésil, la Russie, la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud ont en outre chacun un domaine de prédilection qui constitue la locomotive de leur programme d’émergence : la Chine est l’atelier du monde (exportations hautement compétitives), la Russie est la chaudière du monde (secteur énergétique de pointe), le Brésil est la grenier du monde (Agro-industrie performante), l’Inde se présente comme le bureau du monde (économie numérique de premier rang) et l’Afrique du Sud est considérée comme la cave et l’orpailleuse du monde (industrie viticole et exploitation de l’or). Si ces pays connaissent un approfondissement de la pauvreté et des inégalités malgré leurs succès dans des secteurs spécifiques de l’économie mondiale, alors l’émergence du Cameroun en 2035 est un simple slogan politique pour plusieurs raisons : L’Afrique en miniature ne possède aucune des caractéristiques isolées par l’économie politique de l’émergence économique, ne maîtrise aucun secteur de l’économie mondiale pour en faire le moteur de son plan d’émergence, est sous ajustement structurel et connait une croissance aussi erratique que faible par rapport au taux de croissance de sa population.

Par ailleurs, en expropriant sans vergogne ses populations locales de leurs terres au profit de l’agro-industries, des entreprises forestières, des groupes miniers et des particuliers, le triangle national ne renforce pas seulement l’hypothèse d’une impossible émergence en 2035, mais aussi oriente la dynamique sociétale du Cameroun vers la naissance de bantoustans qui peuvent faire du pays un Far West où s’affronteront, d’ici quelques années, de petits clubs locaux de richissimes élites et les masses paysannes prolétarisées parce que sans terre.

Quelles sont les logiques, les pratiques et les politiques qui présagent d’un tel tableau dans l’avenir du pays des Lions indomptables ? C’est à une esquisse de réponse à cette question que s’attellent les lignes qui suivent.

· L’esprit de Berlin

En 1884 se tint à Berlin une conférence réunissant les grandes puissances de l’heure et présidé par le tout puissant chancelier Allemand Bismarck. Le but de cette rencontre n’était pas de mettre fin à une guerre mondiale ou de trouver une solution à une crise économique mondiale. Il était d’éviter de se faire la guerre dans les convoitises et la concurrence dans le partage de la terre africaine. L’accaparement du continent africain et donc de ses terres par les puissances coloniales est, de ce fait, déjà aux fondements de la trajectoire de pauvreté et de pillage que va connaître ce continent jusqu’aux années 1960 où il accède à l’indépendance. Cela révèle plusieurs aspects de la dynamique africaine. Premièrement, le fait que celui qui s’accapare de vos terres s’accapare automatiquement de vos richesses, vies et ressources et déstructure votre culture et style de vie en vous plaçant sous tutelle de ses désidératas. Deuxièmement, la réalité suivant laquelle la terre africaine sert déjà de monnaie d’échange dans des transactions économiques et hégémoniques entre puissances coloniales. Troisièmement, la base de l’esprit de Berlin à savoir que le partage de l’Afrique en haut lieu s’est fait sans la présence d’un seul Africain autour de la table. Même esprit de Berlin qu’on retrouva dans la création des « terres dites de la Couronne » par Guillaume empereur allemand roi de Prusse alors que le traité germano-douala du 12 juillet 1884 stipulait que les populations Douala allaient garder leurs terres, leurs villages, leurs cours d’eau et leurs styles de vie en restant propriétaires de leurs terres. Les clans Bell, Deido et Akwa seront pourtant délocalisés vers New Deido, New Bell et New Akwa par une administration coloniale ayant décidé d’installer ses services dans les villages Bell, Akwa et Deido.

Aujourd’hui les expropriations sauvages de terres que subissent les populations de l’Est du Cameroun pour l’exploitation du bois, de l’or et du diamant, celles que connaissent les populations de Penja par l’entreprise PHP (Plantation du haut Penja), le déguerpissement qu’ont connu les populations du Sud pour la construction du port en eau profonde de Kribi et du Barrage hydroélectrique de Meve’ele sont, pour ne citer que ces quelques cas, des preuves que l’esprit de Berlin est toujours d’actualité dans un Cameroun indépendant. Ce ne sont plus les puissances coloniales qui méprisent et brutalisent les populations camerounaises mais bien l’État camerounais et ses élites prédatrices. Derechef, les rapports de pouvoir de nature coloniale se reproduisent au Cameroun par les Camerounais sur d’autres Camerounais entraînant les mêmes mises sous tutelle et appauvrissement qu’entraînât jadis l’État-colonial. Il apparait ainsi un déficit de l’État de droit démocratique au Cameroun car on ne peut mettre en place une politique industrielle (barrages hydroélectriques, ports, agro-industries…) sans considérer les droits des populations locales sur leurs terres d’origines et sans tenir compte de la règle d’or qui veut que le bien-être des populations soit meilleur après ces projets par rapport à son niveau d’avant lesdits projets.

· Un modèle d’émergence faux et mal opérationnalisé

Non seulement l’émergence du Cameroun est économiquement impossible en 2035, mais aussi son programme d’émergence est basé sur des paradigmes avérés faux dans l’histoire de l’économie, mais aussi sur certains autres modèles dont la logique n’est pas respectée. En brutalisant les populations et en expropriant d’autres de leurs terres, la logique camerounaise reste celle d’un secteur agricole et d’une main-d’œuvre rurale à mettre au service de l’accumulation du capital nécessaire à l’industrialisation suivant les analyses de l’économistes Simon Kuznets en 1950. L’idée ici revient à soutenir une économie de la pénitence. C’est-à-dire que les souffrances aux premières phases du développement industriel (faibles salaires, non-respect des droits de l’Homme, droit du travail laxiste, non-respect de l’environnement qui augmentent les profits du secteur moderne) s’atténueront lorsque le secteur industriel aura absorbé l’excèdent de main-d’œuvre du secteur rural (traditionnel). Il s’ensuivra ensuite une amélioration des salaires, des conditions de vie, des droits de l’Homme et de la protection de l’environnement au-delà du point de retournement (Arthur Lewis) où la main-d’œuvre rurale n’est plus excédentaire et où le secteur traditionnel devient un appendice dans l’économie globale et la création d’emplois.

Des travaux récents montrent que ce modèle et sa dynamique sont faux. Dans son bestseller « Le Capital au XXIème siècle », Thomas Piketty (2013) prouve que l’évolution des inégalités en U renversé dans les pays au fur et à mesure que le développement industriel avance n’est vérifié nulle part dans l’histoire du capitalisme. On observe plutôt une hausse des inégalités de départ et leur renforcement que met aussi en lumière l’économie géographique du prix Nobel d’économie Paul Krugman. Le « turning point » (point de retournement) où le secteur industriel absorbe toute la main d’œuvre du secteur traditionnel ne se réalise pas notamment dans les économies africaines où on observe une désindustrialisation atypique au sens de passage d’un sous-développement industriel à une économie de service bas de gamme (économie informelle) sans atteindre le développement industriel (voir Amougou, 2019). Dans la même veine, les travaux de Dani Rodrik (2018) démontrent que les niveaux d’industrialisation actuels sont non seulement très bas par rapports à ceux des pays industrialisés, mais aussi incapables de générer plus de 20 % de l’emploi global. Ces résultats sont des preuves que les populations camerounaises dont les droits sont bafoués et les exitances saccagées aujourd’hui ne doivent rien espérer de mieux au futur comme le met en exergue la recherche économique contemporaine. Assurer l’amélioration du bien-être des populations n’est donc pas une conséquence du développement industriel mais une chose qui doit se faire de façon dynamique et concomitante à celui-ci.

D’autres paradigmes sont mal exploités. C’est le cas des « clusters ». Il s’agit, comme le démontre l’économie géographique, des externalités positives des territoires issues du fait que des activités et des structures concentrées dans un même territoire augmentent les influences positives entre ces activités et structures via un renforcement de la croissance économique, de la diffusion des savoirs et de la productivité du travail. On parle ainsi d’un bassin d’innovations et de croissance. Dans le cas du Cameroun, la vallée-du-Ntem semble être pensée comme un « clusters » lorsqu’on tient compte du port en eau profonde de Kribi et du barrage hydro-électrique de Meve’ele pouvant entraîner des interactions positives sur les structures productives par rapport à l’accès à l’énergie et à l’évacuation extraterritoriale des productions. Dans cette dynamique, on se serait attendu à ce que New Industry SA, usine de transformation des fèves de cacao de Kékem et qui convoite des terres dans la vallée-du-Ntem pour y créer des cacaoyères, s’implante dans la vallée-du-Ntem pour renforcer et profiter des externalités positives issues de la proximité géographique du barrage, du port, des terres et des travailleurs. Mais ce modèle est mal exploité dans le cas d’espèce car Neo-industry SA ne peut réduire ni ses coûts de transactions (coûts de transport), ni ses coûts énergétiques encore moins son empreinte carbone en escomptant cultiver le cacao dans la vallée-du-Ntem avec des structures de transformation des fèves de cacao localisées à Kékem. Ni les effets d’agglomérations ni les externalités des clusters ne peuvent être exploités par le programme actuel de ce projet. On devait y veiller et même installer une unité de recherche et une université à Ebolowa afin de compléter ce bassin de croissance par de la recherche scientifique.

· Le déracinement

Développer un pays c’est réussir à allier son héritage traditionnel aux innovations de la modernité. Cela revient à l’enraciner à la fois dans le monde vécu et le système. Le monde vécu, d’après Habermas, c’est tout simplement le sol de toute activité sociale, l’horizon commun que nous partageons avant toute réflexion. C’est la tradition, le quotidien séculaire non problématisé mais en cohésion grâce à des coutumes, des styles de vies et des mythes qui lui donnent sa cohérence et assurent la stabilité de notre vie sociale commune. Les contraintes matérielles, économiques, politiques, sociales et physiques que rencontre le monde vécu ne trouvent pas toujours de solutions au sein de celui-ci mais à l’extérieur de celui via une innovation institutionnelle qui constitue le système (la modernité). Développer un pays c’est permettre au monde vécu de s’améliorer grâce au système et de permettre au système de s’améliorer grâce aux réalités du monde vécu afin que le bien-être des populations et la prospérité du pays se renforcent de façon cumulative. Une économie, un droit et une politique d’industrialisation qui se focalisent uniquement sur le seul système, c’est-à-dire sur les institutions modernes extérieures aux mondes vécus, donnent naissance à une société déracinée de son histoire, de ses coutumes, de ses cultures et de ses styles de vies. Se livrer à une expropriation des populations locales pour nourrir le système et ceux qui le gèrent équivaut à bâtir l’émergence du Cameroun sur du sable, parce que sans fondations solides dans les mondes vécus. Tuer ces derniers c’est non seulement semer les germes de la violence entre les mondes vécus et le système, mais aussi renoncer volontairement aux multiples innovations et circulations culturelles, juridiques, financières et sociales entre les mondes vécus et le système. Promouvoir les champions industriels nationaux a beau être un bel objectif, celui-ci ne peut mettre en valeur le Cameroun et bénéficier à ses populations si la mise en valeur capitaliste portée au Cameroun par les adeptes du « j’ai donc je suis » (Amougou, 2019), ne prend pas soin d’entrer en congruence avec la mise en valeur au sens des populations communautaires qui veulent assurer leur continuité. Les expropriations sans dédommagement au quotidien à l’Est du Cameroun depuis toujours et celles qui se dessinent dans la vallée-du-Ntem interrogent la condition humaine et la condition culturelle dans le projet d’émergence du Cameroun en 2035.

· Bantoustans…

En décrochant le système des mondes vécus, le plan d’émergence du Cameroun essaie de construire une fusée sans rampe de lancement. Il en résulte une séparation entre les étages de la fusée et sa base à tel point que les systèmes juridique, économique, social et politique se dualisent avec, d’un côté, le droit positif du système et ses normes officielles et, de l’autre, une sorte de « code de l’indigénat » sur le plan économique, juridique, politique et social. Il en résulte une dynamique de bantoustans au sens où ces dualismes marquent la relégation des populations locales et de certaines minorités comme celles de la vallée-du-Ntem dans des sortes de ghettos par rapport au système dit moderne sur le plan politique, économique, culturel et social. Dès lors, les chaînes de valeurs du commerce mondial que veut intégrer le Cameroun via son plan d’émergence deviennent automatiquement un enchaînement des populations locales transformés en main-d’œuvre corvéable à souhait par l’élite politique et économique dominante nationale et internationale. Situation d’autant plus préoccupante que les mondes vécus sont fragilisés par la même élite politique à la fois cadre du parti au pouvoir, ministre et chef de village. Il en découle une concentration verticale du pouvoir politique traduisant le fait que les élites contrôlent à la fois le pouvoir politique, économique, religieux et traditionnel. Concentration des pouvoirs qui renforce la naissance de bantoustans en insécurisant les villages, leurs modes de vie, leurs ressources. D’où la naissance du spectre des paysans sans terre et, par conséquent, des villes camerounaises encore plus insécurisées par des hordes de villageois appauvris dans leurs villages. Ces bantoustans en gestation sont aussi renforcés par une double dépendance dans laquelle le programme d’émergence place les populations nationales. La dépendance internationale de leur pays par rapport à la dynamique occidentale et la dépendance des mêmes populations locales par rapport aux stratégies et politiques des élites dirigeantes qui se coupent et méprisent les mondes vécus en aliénant les milieux, les cultures, les styles de vie et les circulations qui permettent auxdites populations de s’échapper de la domination du système international.

En réduisant les traditions, le droit coutumier et le passé de ces peuples en appendices politiques au sein de son programme d’émergence, le Cameroun choisit son basculement dans la servitude du système et renonce à l’énergie sociale qui peut lui servir de moteur pour son développement réel. C’est pourtant la transmission de valeurs, de culture et de styles de vie d’une génération à l’autre qui tient une société, c’est elle qui l’enracine et la fait avancer vers un mieux-être équilibré et durable. Une politique d’émergence qui génère des bantoustans parce qu’elle ne prend pas soin des populations est un vain mot. Elle délite l’unité nationale et fait du souverainisme/fédéralisme la seule alternative capable d’éviter que les populations locales ne deviennent une espèce en voie de disparition. Les populations locales veulent être libres chez elles, cela n’est pas un refus d’accueillir les autres mais des contrats léonins. Ce que l’État n’arrive pas à faire, les populations le feront elles-mêmes et bonjour les dégâts…

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