DR NKE FRIDOLIN : LES REALITES PHILOSOPHIQUES CAMEROUNAISES EXPLIQUÉES AUX NON-PHILOSOPHES
CAMEROUN :: POINT DE VUE

Dr Nke Fridolin : Les Realites Philosophiques Camerounaises Expliquées Aux Non-Philosophes :: Cameroon

Une vieille dame octogénaire de mon village, à qui le destin avait arraché tous les descendants et la meilleure progéniture, ne laissant qu’un petit-fils défroqué, s’écriait de douleur au cours des obsèques de l’ultime victime : « Oh, cruelle Mort. Tu avales tous ceux qui sont valeureux ; tu ne me laisses que les fous, les fous ! » J’avais identifié les fous restants, deux singuliers sujets de la psychopathologie : c’était elle-même et un quasi déchet de rejeton épileptique. Ce spectacle épouvantable ne m’a jamais quitté. Il y a vraiment des morts qui rendent momentanément philosophe. Et le philosophe que l’on devient à l’occasion ne pleure pas : il mue !

Dans la famille de la philosophie au Cameroun justement, le sort est plus cruel. La mort ne s’est pas contentée de nous ravir cyniquement les meilleurs, les Bernard Nanga, Joseph Ngoué, Marcien Towa ; elle a affolé la plupart des fous qui restaient. Ceux-ci, emportés par cette double folie congénitale et conjoncturelle, la folie épique, finissent par tétaniser et étrangler les fœtus philosophiques en couveuse. La teneur de leur délire est symptomatique de la décrépitude morale ambiante : « Nous mangeons l’avenir », s’écrient-ils en cœur ! Pour l’heure, l’impression qui se dégage de leur petite sorcellerie des amphithéâtres et des salles de classe au secondaire, c’est qu’il n’y a pratiquement rien à attendre de la philosophie des « Professeurs ». Elle est en furie, perdue. Le trône y est vacant. La mort récente d’Eboussi Boulaga nous a laissés sans armes pour conjurer cette épidémie d’affolement qui s’acharne sur la demeure philosophique camerounaise. Mais sa disparition, comme celle de tous les grands et vrais philosophes avant lui, remet au goût du jour la question du statut du philosophe camerounais, ses responsabilités et son héritage.

LE NOUVEAU VISAGE DE LA PHILOSOPHIE AU CAMEROUN

Dans le domaine de la philosophie, au Cameroun, le lecteur moyen est accoutumé à la question-ci : existe-t-il une philosophie camerounaise et à quoi la reconnaîtrait-on ? Il est également capable d’y apporter une réponse satisfaisante en citant ceux qu’il identifie comme philosophes : Marcien Towa, Joseph Ngoué, Bernard Nanga, Fabien Eboussi Boulaga, Guillaume Bwélé, Hubert Mono Ndjana, Njoh-Mouelle, Ayissi Lucien, Ndzomo-Molé, Nke Fridolin (aussi), etc. Mais en nommant confusément ces personnes, il est incapable de savoir combien de types de philosophes existent parmi eux, encore moins est-il apte à déterminer si la philosophie vit encore au berceau de nos ancêtres et à quoi elle pourrait servir. Il ne sait même pas que ces problèmes sont préoccupants. Essayons d’éclairer sa lanterne à ce sujet en répondant aux trois interrogations suivantes : I/ Combien de philosophes existent-ils ? II/ La philosophie est-elle encore en vie au Cameroun ? III/ À quoi pourrait servir la philosophie au Cameroun ?

DES TYPES DE PHILOSOPHES QUI EXISTENT

La philosophie triomphante au Cameroun présente le philosophe sous les traits d’un explorateur de l’excellence humaine, le prospecteur des lieux immaculés de l’esprit. Il n’en est rien. Le philosophe s’enfonce au cœur de la boue humaine pour en conjurer la stérilité réflexive et en stimuler le génie. Et en philosophie, depuis la fin des grands systèmes de pensée, il y a deux classes en présence : la classe inférieure des philosophes-théoriciens ou les philosophes-professeurs à laquelle j’appartiens moi-même ainsi que quelques autres imposteurs de mon acabit et la classe distinguée, supérieure, celle des philosophes-intellectuels, des penseurs moraux praticiens, bref les véritables philosophes. Dans notre classe d’aspirants-philosophes, le métier nous commande d’enseigner la philosophie comme il se doit, c’est-à-dire « en mariant la rigueur à la plaisanterie », pour reprendre la formule de Frédéric Schiffter, qui sut écrire Le Philosophe sans qualités. Profitant du principe juridique du non bis in idem, je suis en droit d’affirmer que, très souvent, mes collègues et moi en sommes incapables, au point où notre classe se transforme tantôt en un capharnaüm de divagations niaises, tantôt en une véritable officine dédiée à la torture des apprenants qui, en réalité, n’ont rien à apprendre d’esprits obtus en carence chronique d’idées. Ils se résignent pourtant, à leur corps défendant, à subir sans défense nos humeurs barbares et craignent plus que tout la furie fatale de nos plumes en érection.

Par contre chez les philosophes authentiques, chez nos grands maîtres, l’ambiance est tout autre. Pour la plupart, ils ont été aussi enseignants, mais ils se sont surtout transformés au moyen de leur activité pensante quotidienne. On sait que les idéologues et les penseurs immoraux ont élevé Dieu, les idées abstraites ou leurs préjugés personnels plus hauts que le ciel et qu’ils ont enterré l’homme vivant. Les plus grands philosophes moraux ont, en revanche, célébré la mort de Dieu et de toutes les « valeurs » immuables pour consacrer la liberté de l’homme comme l’unique sacré digne d’être défendu. Tel est le cas, au Cameroun, avec les figures éminentes telles que Marcien Towa, Joseph Ngoué, Bernard Nanga, Fabien Eboussi Boulaga, Guillaume Bwélé et Hubert Mono Ndjana. Ils représentent le prototype de philosophes systématiques qui méritent amplement de porter le titre convoité de philosophes. Ces derniers sont d’authentiques forçats de la liberté, les galériens de la morale. Ils ont compris qu’en matière de philosophie, on ne parle pas seulement de l’intelligence, mais aussi d’éthique et d’affectif, qu’en somme il est impropre d’affubler du titre de philosophe un individu qui ne connaît pas d’empathie et n’exerce pas son goût. En fait, ils perpétuent la tradition des philosophes-intellectuels, comme Machiavel, Voltaire, Rousseau, Marx, Nietzsche, Sartre. Pour chacun d’eux, le philosophe « s’intéresse à ce qui ne le regarde pas », précisément parce que tout ce qui se passe l’intéresse au premier chef en tant qu’être humain, citoyen d’un État. Leur intime conviction a pour ressort ce don de soi à l’autre, à n’importe qui, que Sartre traduit si bien dans sa formule : « Tout ce qui est humain ne m’est pas étranger ». Ce sont les contempteurs de l’immoralisme. Mais au-delà de cette classification, la question fondamentale est celle-ci : le Cameroun compte-t-il encore des philosophes et à quoi servent-ils ?

II/ DE L’EFFECTIVITÉ DE LA PHILOSOPHIE AU CAMEROUN

Dans La philosophie des professeurs, Français Chatelet écrit : « Il ne s’agit pas de sauver la philosophie. Elle est morte et il n’y a pas lieu de redonner vie à des figures de musée. […] La philosophie comme telle, aujourd’hui, est l’administration déférente d’un cadavre ». Au regard de cette affirmation massive, Châtelet marque que, désormais, les aspirants-philosophe ne construisent plus des édifices philosophiques systématique et originaux au sens que l’on identifie chez les philosophes classiques tels que Platon, Pic de la Mirandole, Regius, Thomas More, Hegel, ou Nietzsche, mais que les productions philosophiques actuelles consistent en des élaborations au cœur des pensées inaugurées dont on restitue et ravive les nuances, les problématiques fondamentales et la trame conceptuelle constitutive. En ce sens, du point de vue de la philosophie camerounaise, l’interrogation philosophique centrale serait plutôt la suivante : en quoi les défis majeures de la pensée, de la praxis et du vécu historique dont les premiers philosophes ont théorisé les assises et problématisé les contenus et les enjeux sont-ils susceptibles de catalyser la réflexion philosophique aujourd’hui ? Et plus spécifiquement, en quoi cette expérience critique qu’ils ont inaugurée se perpétue-t-elle à travers la philosophie académique ?

Malheureusement, au Cameroun, nous vivons dans un « vide théorique » écœurant. Sollers a vu juste : « Les philosophes sont fatigués, mélancoliques, en repli. Ils parlent toujours, remarquez, mais ils doivent être désormais modestes, consensuels, un peu conservateurs, allez, puisque tout a tendance à s’effondrer et qu’ils ont tellement déliré » (Philippe Sollers, Eloge de l’infini, p. 727). L'info claire et nette. Le constat auquel un praticien moyen parvient sans peine est le suivant : la philosophie camerounaise actuelle manque d’audace. Et c’est cette absence d’aplomb qui doit constituer l’objet inaugural de sa refondation. Il faut problématiser cette absence de repères qui est, en réalité, un évitement du sens philosophique orchestré par ses propres membres (la « philosophie du soupçon » et la pensée insipide canonisée « De la médiocrité à l’excellence ») ou celle qui est imposée à ses praticiens par d’autres forces en présence, entre autres les mouvements ésotériques dit philosophiques, les spiritualités propres aux sectes et religions monothéistes ou enfin les idéologies d’hommes politiques qui singent le philosophie en théorisant l’Urgence de la pensée, etc.

III/ De l’utilité de la philosophie au Cameroun

La responsabilité du philosophe est donc engagée. Il lui est demandé de recommencer à penser et plus que cela, de commencer les réparations, comme le mécanicien qui refait un moteur qui a lâché. Penser, c’est s’adonner à une activité à part qui implique de se détacher de tous les conforts pour exercer diversement le doute et le goût de la vie. On ne fait pas la philosophie parce qu’on réussit le mâchage des idées dans sa tête et qu’on écrit les livres, ou parce qu’on a les titres et autres grades de l’académie y afférents. La philosophie se vit dans le corps du philosophe (à travers un comportement empreint de bon sens) et dans son activité quotidienne de refondation critique des perceptions, opinions et convictions les plus solidement établies dans la société. Philosopher est un travail sur le corps en ce sens que celui qui s’adonne à cette activité critique parvient à se prémunir du vice ou à réduire les effets incommodants de pathologies abrutissantes. Car en tant qu’exercice de raisonnement spécifique, l’activité philosophique est une prise en charge des réalités déroutantes de la vie. De même, la morale et l’éthique n’ont de sens dans la société qu’en ceci qu’elles ont pour objet la démystification des expériences multiformes liées au drame existentiel et au vécu historique.

À l’ère où les citoyens sont rivés à leur survie devant des pouvoirs criminogènes et des systèmes transnationaux qui exploitent cyniquement les peuples, le philosophe est plus que jamais convaincu que c’est par la peau qu’on fera rentrer la métaphysique dans les esprits. Sartre a vu juste qui soutenait qu’on pue la raison comme on pue des aisselles. Comprenons bien que cette puanteur n’implique point que le philosophe indispose son monde par quelques pestilentiels miasmes ; c’est qu’il irradie le commun des mortels par la lumière que distille sa déroutante emprise théorique sur le réel et son comportement dont l’emprise sociale et politique augure du bonheur exigible par tous. Le bon sens est la trame crottée de nos misères, de nos peurs et de notre faim du changement. Ca mer be Au Cameroun, le philosophe a une responsabilité singulière qui est un devoir historique : il doit travailler à refermer sous son aile de Minerve les tourments et les meurtrissures du peuple qui lutte contre son musèlement et sa liquidation programmée. En ce sens, aujourd’hui plus que jamais, on est philosophe parce qu’on s’emploie au quotidien à communiquer une expérience de l’honnêteté, à stimuler la pratique de la sincérité, à protéger les vies et à engager au labeur quotidien de prospection du vrai. Le philosophe entreprend de démêler jusqu’au bout les écheveaux de sa lucidité qui est sans cesse empêtrée dans les galères de la vie.

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