Au Cameroun, Bolloré en disgrâce
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Au Cameroun, Bolloré en disgrâce :: CAMEROON

Soupçonné par la brigade financière italienne d’avoir manipulé les cours de titres financiers, accusé de promouvoir l’extrême droite sur sa chaîne de télévision CNews, l’homme d’affaires français Vincent Bolloré voit également son étoile pâlir dans le fleuron de son empire logistique africain : le Cameroun. S’il y demeure puissant, la perte de la concession du port de Douala signe la fin d’une époque.

CHAPEAU sombre vissé sur la tête, M. Cyrus Ngo’o quitte son domicile pour le Port autonome de Douala (PAD), la société d’État qu’il dirige. Ce 1er janvier 2020, il retrouve des employés réunis sur un quai. C’est une journée particulière, et pas seulement parce que c’est la première de l’année : leur entreprise, qui administre le principal port du Cameroun, reprend le contrôle de son terminal à conteneurs. La veille encore, cette infrastructure hautement stratégique était gérée par Douala International Terminal, la société créée par le groupe français Bolloré et son associé danois A.P. Møller-Mærsk. 

Significatif, le changement ne va pas de soi pour tout le monde : les deux multinationales ont cherché à prolonger leur contrat et se sont heurtées au refus de l’autorité portuaire. Une longue bataille s’est engagée et, à la surprise générale, le Français, pourtant réputé tout-puissant, a dû s’incliner. Devant les salariés qu’il est venu encourager en ce jour férié non chômé pour eux, M. Ngo’o évoque ce bras de fer : « Ceux à qui nous avons confié ce terminal pendant quinze ans ont estimé qu’ils ne devaient pas partir. Mais nous, nous estimons qu’un contrat a un début et une fin. Et la fin de ce contrat, c’était hier. » Jamais le groupe Bolloré n’a connu un tel échec au Cameroun. L’histoire de cette défaite lève un coin du voile qui recouvre depuis des décennies les relations franco-camerounaises, faites de faux-semblants, de coups de pression  et de jeux d’influence mêlant affaires, diplomatie et politique.

Tout commence en 1986, lorsque le groupe Bolloré s’implante au Cameroun en rachetant à la Compagnie financière de Suez une entreprise de logistique installée dans le pays depuis les années 1940. Par la suite, il profite d’un programme de privatisations mené sur l’injonction des institutions financières internationales : il obtient en 1999, pour trente-cinq ans, une concession ferroviaire (Camrail), il investit dans des plantations de palmiers à huile et remporte en 2004, avec A.P. Møller-Mærsk, la concession du terminal à conteneurs de Douala, par lequel entrent et sortent 95 % des marchandises du Cameroun, du Tchad et de la République centrafricaine. Il se voit aussi octroyer la gestion du terminal à bois de ce même port en 1994 et décroche en 2015 un terminal à conteneurs au nouveau port de Kribi (Kribi Conteneurs Terminal), en association avec la China Harbour Engineering Company (CHEC) et la Compagnie maritime d’affrètement - Compagnie générale maritime (CMA-CGM) française. Le groupe hexagonal devient ainsi incontournable, tout en étant l’un des plus gros employeurs privés du pays avec environ trois mille emplois directs : ses filiales réceptionnent, dédouanent, stockent les marchandises (bois, pétrole, gaz, produits de grande consommation, etc.) et les transportent par voie routière, aérienne et ferroviaire.

Les instructions secrètes de Paul Biya

POUR bâtir cet empire, le groupe Bolloré, dont le capital est contrôlé par la famille du même nom et dont les profits globaux sont assurés à 80 % par ses opérations africaines , a noué des liens étroits avec des personnalités haut placées à Yaoundé, comme il le fait à Paris. Parmi elles, des députés du parti au pouvoir, des ministres, des titulaires des postes de secrétaire général de la présidence – soit le numéro deux du système de pouvoir hypercentralisé du Cameroun – ou de directeur du cabinet civil de la présidence. L’entreprise alloue en outre plusieurs dizaines de milliers d’euros à une fondation créée par Mme Chantal Biya, l’épouse du président Paul Biya . Elle affiche ce dernier en 2007 et 2008 à la « une » du quotidien gratuit de M. Bolloré Matin Plus et invite en 2007 des patrons de presse camerounais à séjourner en France à ses frais . La multinationale semble bénéficier de l’appui des autorités françaises : le président Nicolas Sarkozy la soutient, plaidant sa cause auprès de M. Biya quand il l’estime nécessaire . Toutefois, de plus en plus de critiques émergent au fil des ans. La place centrale que le groupe occupe dans l’économie camerounaise inquiète. Il a les moyens de « paralyser le pays », s’alarme en 2009 Emmanuel Etoundi Oyono, qui fut directeur du PAD. En 2010, l’Association citoyenne de défense des intérêts collectifs accuse Camrail de ne pas investir suffisamment, et en particulier de négliger l’entretien et le développement du transport de voyageurs jugé peu rentable. Des organisations non gouvernementales, des syndicats et des médias rendent compte des difficiles conditions de vie et de travail des employés de la Société camerounaise de palmeraies (Socapalm), dont la multinationale est actionnaire. 

Des voix font état de soupçons d’irrégularités dans les procédures d’octroi de plusieurs marchés, dont ceux du chemin de fer et du terminal de Kribi : le groupe Bolloré remporte l’un alors qu’il n’est arrivé qu’en seconde position de l’appel d’offres et obtient l’autre de gré à gré après l’annulation d’un processus de sélection auquel il a participé sans être retenu. L’attribution du terminal à conteneurs de Douala fait quant à elle l’objet d’une plainte contre X pour corruption et favoritisme déposée par un concurrent, le groupe espagnol Progosa. Mais les nuages finissent par se dissiper. L’enquête concernant le terminal de Douala n’aboutit pas : en novembre 2008, le juge d’instruction est dessaisi du dossier et affecté dans une autre ville, quelques jours après avoir voulu convoquer, pour les entendre comme témoins, des dirigeants de la multinationale, dont son présidentdirecteur général (PDG), M. Vincent Bolloré lui-même.

D’autres affaires se terminent elles aussi en queue de poisson (5). C’est au milieu des années 2010 que la machine se grippe. Le 21 octobre 2016, un train de Camrail déraille ; 79 voyageurs sont tués et 551 blessés. Des expertises révèlent que la catastrophe a été causée par un système de freinage défaillant et par une surcharge. Fin 2018, à l’issue du procès, Camrail, malgré ses dénégations, est jugée « pénalement responsable ». L’image de l’entreprise, dont la maison mère, Bolloré SA, est mise en examen en France pour soupçons de corruption au Togo en décembre 2018, est considérablement ternie. La multinationale est par ailleurs confrontée à l’affaiblissement de son réseau camerounais, alors que l’environnement régional est de plus en plus concurrentiel du fait de la présence croissante d’autres pays, comme la Chine et  la Turquie.

Si le groupe français peut toujours compter sur quelques ministres camerounais, plusieurs de ses soutiens de poids perdent leur influence. C’est le cas de Martin Belinga Eboutou, congédié en 2018 du poste de directeur du cabinet civil de la présidence, et de l’ancien secrétaire général de la présidence et ex-ministre de l’administration territoriale et de la décentralisation Marafa Hamidou Yaya. Ce dernier, qui avait les faveurs de M. Sarkozy et qui affichait des ambitions présidentielles, est condamné en 2012 à vingt-cinq ans de prison pour corruption (6). Dans le même temps, des hauts fonctionnaires sans lien avec le groupe Bolloré sont nommés à des postes-clés. Certains d’entre eux considèrent que l’industriel français dessert l’économie camerounaise par ses pratiques et ses tarifs. C’est la somme de ces évolutions qui va entraîner son départ du terminal à conteneurs de Douala. 

Quand M. Ngo’o, haut fonctionnaire discret, prend la direction du PAD, en 2016, sa mission est claire : il doit remettre de l’ordre dans la gestion du terminal, assurée par Douala International Terminal. Selon des rapports officiels commandés notamment par le premier ministre Philémon Yang, cette société n’aurait jamais respecté son cahier des charges, ni sur le plan financier ni en matière d’investissements. M. Ngo’o bénéficie de l’appui de M. Ferdinand Ngoh Ngoh, secrétaire général de la présidence, et du président Biya lui-même. Que le chef de l’État, au pouvoir depuis 1982, veuille demander des comptes au groupe Bolloré pourrait surprendre : il a toujours donné l’impression d’entretenir avec lui de bonnes relations, accordant régulièrement des audiences personnelles à M. Bolloré. Mais des courriers confidentiels attestent sa volonté ancienne de voir la multinationale quitter le terminal. En 2007, M. Biya donne ainsi par écrit son accord au directeur du PAD pour une suspension «de la concession attribuée au groupe Bolloré» et pour l’émission d’un nouvel  appel d’offres. 

Un an plus tôt, Oyono lui envoyait un projet d’annulation de la concession « du terminal à conteneurs géré en ce moment par le groupe Bolloré». Il n’est cependant pas question pour M. Biya d’exprimer publiquement une quelconque critique. Convaincu que sa survie politique dépend en partie de sa capacité à satisfaire ses partenaires tricolores, ou du moins à leur en donner l’impression, le président veille à ne jamais s’opposer ouvertement à la France et à ses entreprises. Cependant, les instructions secrètes que M. Biya a données en 2007 ne sont pas mises en oeuvre par ses collaborateurs. Il a beau être au centre de l’État, il n’a pas et n’a jamais eu la pleine maîtrise de son personnel.

«C’est un joueur et un coach, mais il n’arrive pas à suivre le rythme de certains matchs», dit un ancien ministre, faisant référence à la loyauté parfois fluctuante des hauts fonctionnaires qui entourent le président. À son arrivée, en 2016, M. Ngo’o relance donc la bataille. Des négociations sont engagées avec Douala International Terminal, mais elles échouent. Début 2019, M. Ngo’o met en demeure la filiale de régulariser la situation, sans quoi il résiliera son contrat et portera plainte. En vain. La situation s’envenime lorsque le tandem Bolloré-Mærsk est éliminé de la sélection ouverte par le PAD pour la réattribution du marché du terminal, son contrat de quinze années étant sur le point d’expirer. En septembre 2019, l’autorité portuaire désigne l’entreprise suisse Terminal Investment Limited (TIL) pour prendre sa suite le 1er janvier 2020. Mais le duo attaque cette décision devant la justice administrative camerounaise, dénonçant des irrégularités. Dans un climat extrêmement tendu, le groupe Bolloré tente en parallèle un autre recours : M. Cyrille Bolloré, son nouveau PDG, écrit le 12 septembre 2019 à M. Biya pour solliciter son « haut arbitrage ». 

Il signe en lui adressant les « souvenirs très amicaux de Vincent Bolloré ». Peu après, dans un douteux mélange des genres, M. Jean-Yves Le Drian, ministre des affaires étrangères français et ami de longue date de M. Vincent Bolloré, se rend au Cameroun, le 23 octobre, pour intercéder auprès de M. Biya (7). Ce dernier y semble sensible, puisqu’il envoie aussitôt un courrier à M. Ngo’o lui demandant de suspendre le recrutement du nouvel opérateur jusqu’à ce que le tribunal administratif de Douala se soit prononcé. L’autorité portuaire s’exécute. Mais, tout en paraissant contenter son interlocuteur français, la présidence lui fait un croc-en-jambe : alors que M. Le Drian se trouve encore au Cameroun, elle fait fuiter sur les réseaux sociaux la lettre de M. Biya à M. Ngo’o. Effet immédiat : la presse dénonce l’ingérence de la France. Lorsque le tribunal administratif ordonne, le 26 décembre 2019, l’annulation de la procédure d’attribution à TIL, le groupe Bolloré pense sans doute pouvoir continuer l’exploitation jusqu’à l’émission d’un nouvel appel d’offres. Or le PAD a anticipé la décision : quelques semaines plus tôt, il a créé une nouvelle entité, la Régie du terminal à conteneurs. C’est elle qui reprend l’infrastructure le 1er janvier 2020. Par un saisissant retournement de situation, le conflit aboutit ainsi à une renationalisation de fait. 

Au passage, il montre à quel point les pressions de Paris sur Yaoundé sont fortes et permanentes, et révèle que la défiance est réciproque, remettant en question l’idée répandue selon laquelle M. Biya serait entièrement inféodé à Paris. Le groupe Bolloré, lui, minimise ce revers. Son service de communication nous dit s’interroger «sur la conjoncture sociale et économique que traverse le pays», et affirme que «nombre d’acteurs économiques se trouvent dans des situations similaires ». Il ajoute qu’il a «toujours honoré ses engagements d’investissements et d’emplois dans le pays».

«L’engagement sur le long terme fait partie de l’ADN de notre groupe, et nous continuerons à opérer au Cameroun et à apporter notre contribution au développement socio-économique du pays», nous assure-t-il, alors que Douala International Terminal a saisi la cour internationale d’arbitrage de la Chambre de commerce internationale de Paris à propos du litige financier qui l’oppose au PAD. Cependant, plusieurs enquêtes le concernant sont en cours à Yaoundé. Elles portent notamment sur l’attribution du terminal à conteneurs de Kribi et du terminal à bois de Douala, après une dénonciation d’un de ses anciens cadres (8). La présidence suit ces dossiers de près. En juillet, le PAD a annoncé que la Régie du terminal à conteneurs fonctionnerait au moins jusqu’en 2024.  

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