Autochtones et Allochtones au Cameroun : Et si on élargissait le débat ?
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Autochtones et Allochtones au Cameroun : Et si on élargissait le débat ? :: CAMEROON

Les concepts autochtones et allochtones figurent dans la Constitution camerounaise depuis 1996. L’espace public et médiatique camerounais en fait à nouveau ses choux gras depuis le récent article 246 stipulant que le maire d’une ville camerounaise doit être une personnalité autochtone.

Dans une scène politique camerounaise plus animée que jamais, notre contribution se veut, non seulement un élargissement du débat sur l’article 246 à travers les multiples problématiques qu’il met en scène, mais aussi une tentative d’éclairage dans un moment où les nouvelles technologies de l’information et de la communication libèrent les pensées les plus lugubres, l’expansion des philistins et des séides. Entre Camerounais et Camerounaises, avancer n’importe quoi ou soutenir un argument et son contraire est une posture qui règne en maître au point d’évincer tout effort d’une critique impartiale. Cette façon de renoncer à la critique sans limites en tirant la couverture de son côté devrait révéler à plusieurs Camerounais et Camerounaises qu’ils réfléchissent non avec un cerveau affranchi d’autochtonie au sens où il essaie d’être libre dans sa démarche analytique, mais avec leur cerveau autochtone parce que solidaire des intérêts d’un coin du Cameroun d’où ils sont. Dans ce cas est-ce l’article 246 qui fait l’autochtonie au Cameroun ou la mémoire longue de nos cerveaux autochtones ? Quel est le lien entre autochtonie et démocratie dans l’histoire des démocraties ? Le débat sur l’autochtonie/l’allochtonie est-il une exception camerounaise à l’âge de la mondialisation ? Quelles sont les forces et les faiblesses des approches de certaines figures de la scènes médiatiques camerounaises ? Que perd et que gagne le Cameroun à travers les catégories autochtones/allochtones ? Quelles sont les erreurs de plusieurs Camerounais/Camerounaises dans l’entendement de la démocratie ? Que proposons-nous ? Ce sont là quelques-unes de nos préoccupations.

· D’un Cameroun un et indivisible à un Cameroun un et divisible

Plusieurs populations camerounaises semblent dans une période schizophrénique. Une période où elles perdent la cohérence entre leurs revendications et leurs conséquences inéluctables. Face à la crise anglophone, pas besoin d’être un grand clerc pour se rendre compte que la proposition majoritaire dans l’opinion publique camerounaise est favorable à un fédéralisme ou à une décentralisation poussée. Cela revient à confier plus de responsabilités, de pouvoir politique et financier aux Anglophones à travers ceux de leurs qu’ils jugent eux-mêmes capables de mettre en place leur projet de vie et de société. Cette identité est tellement forte et son désir de particularisme si grand que certains compatriotes anglophones veulent carrément une sécession. Que les griefs mis sur la table par les Camerounais anglophones soient réels et tangibles n’enlève rien au fait que la crise anglophone est une crise identitaire au sein d’un État qui a failli dans son travail politique permanent pouvant lui permettre de devenir une nation camerounaise. Sans s’être donné les moyens de sa politique depuis les indépendances, l’État camerounais sous Ahidjo et sous Paul Biya a voulu imposer le projet politique d’un « Cameroun un et indivisible » lui-même porté avant l’indépendance par l’UPC et ses leaders. Face à la résurgence, ces dernières années, de la question anglophone, Paul Biya et son régime ont voulu perpétuer le projet d’un « Cameroun un et indivisible » en affirmant que la forme de l’État est non négociable. Plusieurs Camerounais, et nous-mêmes parmi, avons rejeté cette proposition gouvernementale en la jugeant antidémocratique et conservatrice des dominations des Anglophones par les Francophones du Cameroun. Autrement dit, nous avons majoritairement, et cela à travers nos opinions et analyses, refusé le projet d’un « Cameroun un et indivisible » pour celui d’un « Cameroun un et divisible ». Le projet politique d’un « Cameroun un et indivisible » a un grand avantage. C’est le fait de poursuivre un idéal d’égalité et d’indifférenciation en droits et en devoirs entre tous les citoyens au sein d’un même pays et de bloquer l’ouverture de la boîte de pandore identitaire même si, il faut l’avouer, nos dirigeants ont transformé cet idéal en mirage. Néanmoins, en étant favorable au fédéralisme et donc à « un Cameroun un et divisible », nous avons renoncé à cet idéal politique d’égalité et d’indifférenciation entre citoyens camerounais pour un particularisme identitaire qui ne peut que rejaillir dans les institutions nationales, fédérales, régionales et locales. Ce choix du réel identitaire à la place d’un idéal aseptisé de particularisme identitaires, a vu un début de concrétisation via le statut spécial accordé aux zones anglophones par le Grand Dialogue National (GDN). Il se poursuit par l’article 246 stipulant que le maire d’une ville camerounaise doit être une personnalité autochtone. Le réel identitaire comme curseur du mode de gouvernance politique au Cameroun fait sortir tous les génies identitaires d’une bouteille dont « un Cameroun un et indivisible » était le couvercle. Si les Anglophones ont revendiqué et obtenu gain de cause, comment voulons-nous que cela ne fasse tache d’huile et exemplifie d’autres revendications particularistes ? Nous devons tout simplement assumer nos nouveaux choix et notre échec dans la construction de la nation camerounaise suivant la formule unitaire et indivisible. Tous les États du monde qui choisissent une telle voie sont obligés d’inventer des mécanismes permettant de répondre par le dialogue politique aux questions suivantes : Que continuons-nous à faire ensemble dans les institutions fédérales ? Qu’est-ce que chacun fait dans sa région de façon autonome ? Quels sont les mécanismes de solidarité entre les régions du pays ?

Le requiem d’un « Cameroun un et indivisible » a été entonné et son testament doit répondre à ces questions de peur que les enfants de son ancien mariage polygamique sous un régime des biens communs ne s’étripent dans le partage de l’héritage dans un nouveau mariage sous le régime des biens séparés entre les régions et leurs ethnies. Le Cameroun se préoccupe désormais des choses de la vie parce qu’il a renoncé à rêver grand et, par là-même, à se penser au-delà des choses pour élever les Hommes dans leurs droits.

· L’autochtonie : la peur du grand remplacement dans le monde et au Cameroun

Le débat sur l’autochtonie/l’allochtonie n’est pas une exception camerounaise à l’âge de la mondialisation même si cela paraît paradoxal étant donné que la mondialisation semble consacrer le règne du global sur le local, des « global players » sans attaches sur des hommes-souches. Même si les trajectoires historiques donnent des contours différents aux débats, son fond est grosso modo le même partout : avoir, par rapport à ses contemporains, un statut mythologique, culturel ou historique de devancier dans l’occupation d’une terre, est un mobile de revendication de nouveaux droits à travers le monde. En Amérique latine, les peuples indigènes, et la figure d’Evo Morales en dit long, ont le vent en poupe depuis plusieurs années où ils revendiquent tant la préservation de leur identité (langue, habillement, drapeaux, rites, modes de vie…), que des réformes agraires pour corriger les injustices subies du fait de leur colonisation et de leur envahissement par les Latino-américains descendants d’Occidentaux blancs. L’État -nation se recompose en Amérique latine suivant une telle problématique même si, au Cameroun, ce sont plutôt les pygmées qui devraient revendiquer cela aux Bantous puis les Moundang, les Nyem Nyem, le Boum, les Gbaya, les Guidar, les Massa, les Toupouri, les Matakam, les Mousgoum et les Moundang aux Peuls leurs colonisateurs et dominateurs depuis la révolution islamique d’Ousman Dan Fodio depuis Sokoto au 15ème siècle. Sommes-nous, avec cet article de loi, dans la vraie autochtonie ou, comme le cas des revendications anglophones, dans celle construite par une colonisation qui, pour administrer, inventa de nouvelles classifications, localisations et désignations ?

En Afrique, le conflit ivoirien, l’Est de la RDC ou encore le conflit malien sont, pour ne citer que ces quelques cas, traversés par la problématique suivant laquelle les autochtones doivent avoir accès à certains droits dont ils contestent la jouissance aux allochtones.

En Europe, les Français dits de souches sont la traduction de l’autochtonie version hexagonale où mettre le voile en public, prier en pleine rue, imposer du Halal dans des cantines scolaires est jugé antinomiques aux habitudes du peuple autochtone de France même si celui-ci a lui-même des particularités internes : un Corse n’est pas de la Bretagne par exemple. Préoccupation d’autochtonie par rapport à un territoire que l’on retrouve dans le populisme de droite italien, hongrois, polonais, autrichien et belge même si la version camerounaise semble le fruit juridique d’un populisme de gauche plus adapté aux sensibilités réticulaires de la grande famille africaine et de ses ramifications.

Cela étant, l’angoisse démographique des peuples indigènes en Amérique latine, des Européens dits de souche en Europe par rapport aux populations d’origine extra européennes, et des Camerounais dits autochtones se traduit par la peur du grand remplacement. C’est-à-dire la peur de leur domination numérique et donc automatiquement politique, culturelle et économique dans des territoires dont le fief culturel, généalogique et mythologique n’est pas historiquement celui des dominants intra-nationaux ou internationaux. Les préoccupations sur l’autochtonie à l’heure de la mondialisation témoignent d’au moins trois choses : un refus de l’impérialisme de la domination économique, culturelle et politique du grand nombre au sens démographique et des grands nombres au sens statistique d’acteurs sans histoire ancienne là où ils dominent ; une revendication de droits spécifiques aux autochtones ; une stratégie de reconquête de la maîtrise des destins locaux face aux forces économiques, culturelles et démographiques globales.

La problématique camerounaise n’est qu’un sous-ensemble de cette problématique générale. Latente depuis la période coloniale où par exemple les Duala se plaignirent déjà du très grand nombre de Bamiléké sur leur sol, la dyade autochtones/allochtones s’est envenimée au Cameroun suite à la crise anglophone qui dénonce la colonisation de la culture anglophone par la culture francophone, et suite à la crise postélectorale transformée en guerre tribale Beti contre Bamiléké. Sans mâcher les mots, il faut dire que de nombreuses ethnies camerounaises qui se considèrent autochtones à Douala, à Yaoundé et autres localités, expriment ouvertement, depuis ce raidissement identitaire, le sentiment et la réalité d’être envahies par la puissance démographique, culturelle et économique des Bamiléké qui, une fois statiquement dominants, s’emparent aussi des mairies de ces localités alors qu’il est impossible qu’un ressortissant d’une autre ethnie camerounaise puisse avoir un terrain à l’Ouest du Cameroun, y faire du commerce ou encore devenir maire. Ces autres ethnies camerounaises ont donc peur du grand remplacement dans les domaines démographique, foncier, culturel, économique et politique. Elles exigent, et cela semble avoir été entendu, une loi protectrice des autochtones et de la mémoire de leurs territoires en danger.

En Belgique, Francophones et Flamands cohabitent dans un État fédéral avec des particularités entre les régions. Les Flamands ont revendiqué et obtenu la séparation d’un ensemble de compétences pour mettre fin à ce qu’on peut appeler un processus de colonisation interne de la culture flamande par la culture francophone. L’article de loi querellé au Cameroun affirme en filigrane qu’il y a un processus de colonisation intra francophone de certaines ethnies par d’autres suite à des mouvements migratoires à l’intérieur du Cameroun. Le choc des civilisations dont parle Samuel Huntington et les inquiétudes démographiques au

cœur de la théorie du grand remplacement de Renaud Camus ne sont donc pas seulement des réalités internationales mais aussi intra-nationales entre micro-nations africaines en général et camerounaises en particulier.

· L’autochtonie et l’incarnation sont aux fondements de la démocratie libérale

D’autres amalgames propres au philistinisme ont pignon sur rue dans l’interprétation de l’article 246. De nombreux Camerounais et Camerounaises opposent alors démocratie et autochtonie. D’autres ont une idée erronée de la démocratie libérale et certains avancent que l’article 246 est contre la démocratie qui serait le régime via lequel le mérite l’emporterait sur les statuts allochtones/autochtones. Ces compatriotes se trompent lourdement. Ces erreurs, à notre humble avis, proviennent d’une inculture sur l’histoire de la démocratie comme norme formelle et sur les démocraties comme régimes politiques concrets.

Pour ce qui est du lien entre autochtonie/allochtonie et démocratie, il semble urgentissime de signaler, non seulement qu’une démocratie dont le peuple est confondu aux autochtones est plus solide et stable qu’une démocratie basée sur un peuple cosmopolite. Historiquement parlant, seules les familles fondatrices de la Grèce eurent le droit de vote car ne pouvait voter que celui dont le père et la mère étaient tous les deux athéniens. Des figures intellectuelles comme Aristote et Diogène n’avaient pas le droit de prendre part au gouvernement de la Grèce car considérées comme allochtones. Autre exemple, la nouvelle Angleterre, plus connue aujourd’hui comme les USA, mirent en place une démocratie des propriétaires dont la dimension autochtone était que seuls les blancs, propriétaires fonciers et chrétiens avaient accès aux droits civiques et politiques. Ce dernier exemple montre comment une autochtonie conquérante et impérialiste, celle des blancs occidentaux, a évincé une autochtonie historique, celle des indiens dans un territoire indien. Ces deux exemples historiques puisés dans des pays fondateurs de la démocratie libérale montrent, d’une part, que la démocratie originelle avait pour peuple une structure ethnique homogène qui excluaient les allogènes et, d’autre part, que la démocratie peut être un instrument de domination et de colonisation de vrais autochtones sur un territoire donné par des groupes ethniques exogènes, conquérants et organisés. La preuve en est que les démocraties occidentales ont plus de problèmes identitaires aujourd’hui parce qu’elles sont devenues cosmopolites en perdant leurs bases autochtones. Des Occidentaux dits autochtones sont en train de revendiquer le droit de préserver leur culture et leurs races d’influences d’Occidentaux allochtones issues des vagues migratoires.

S’agissant de l’approche de la démocratie, plusieurs de nos compatriotes pensent qu’il existe quelque part un modèle de démocratie qu’il faut dupliquer en Afrique et au Cameroun. Or, il est non seulement très difficile d’avoir une démocratie libérale dans des sociétés sans culture libérale, mais aussi toutes les sociétés occidentales ont chacune adapté la démocratie comme norme générale à leurs réalités afin qu’elle puisse leur être utile. En d’autres termes, il est urgent et vital pour l’Afrique et le Cameroun de ne plus considérer la démocratie au sens général comme une réponse toute faite à leurs problèmes pour l’approcher comme une réponse possible à des questions. Celles-ci doivent, dans un premier temps, provenir d’un cadastre des problèmes camerounais concrets afin que, dans un deuxième temps, la démocratie au sens de pratique politique, soit adaptée pour devenir une réponse plausible à ces problèmes. Hillary Clinton a eu plus de voix que Donald Trump mais a perdu l’élection présidentielle car Trump a eu plus de voix de grands électeurs. Voilà une caractéristique que plusieurs jugeraient antidémocratique au sens formel alors qu’elle est partie intégrante de la démocratie américaine au sens réel et pratique. Une démocratie ne peut exister et ne sert à rien si elle n’est pas incarnée, c’est-à-dire capable d’être une solution aux problèmes concrets des populations dans un lieu donné.

Enfin, si nous nous basons sur le mérite plusieurs compatriotes estiment que l’article 246 serait antidémocratique car il le tue là où la démocratie le promeut. C’est là aussi une grande erreur qui vient d’une méconnaissance de la dimension révolutionnaire et subversive de la démocratie. La démocratie peut être un régime qui encourage le mérite mais le mérite n’est pas démocratique ni dans sa construction, ni dans son attitude, ni dans son expression. Une société dirigée par les plus méritants n’est pas une démocratie mais une aristocratie. La démocratie comme norme est révolutionnaire non parce qu’elle consacre le règne du mérite, mais parce que, par rapport à l’accès au pouvoir, elle met au même pied d’égalité l’instruit et le non-instruit, le riche et le pauvre, le jeune et le vieux, le charismatique et le non-charismatique, l’autochtone et l’allochtone. Ainsi ce que l’article 246 fait perdre au Cameroun est moins le mérite que, dans certaines mairies, le principe général un homme une voix. Mais cela n’est pas une exception car le cas américain montre que le principe un homme une voix n’est pas respecté avec le principe des grands électeurs. Le principe un homme une voix est jugé incapable de résoudre certains problèmes spécifiques dans certains secteurs et pays obligés d’y renoncer pour une discrimination positive.

· L’autochtonie nécrologique de Dieudonné Essomba, l’autochtonie équitable de Mathias Eric Owona Nguini et l’autochtonie résidentielle de Viviane Ondoua Biwolé

Des universitaires et analystes camerounais ont fait des propositions soit pour étayer l’entendement des concepts autochtones et allochtones, soit pour proposer autre chose à la place. Nous reprenons ici, de façon critique, les avis de l’économiste Dieudonné Essomba, du politologue Mathias Eric Owona Nguini et du professeur Viviane Ondoua Biwolé. De prime abord, ces compatriotes ont le mérite d’avoir des avis et de proposer dans une conjoncture politique camerounaise où la pollinisation contestataire est plus féconde que l’art de la proposition.

Pour l’économiste Dieudonné Essomba, « l’autochtonie est définie par le village où, en principe, on doit être enterré, et là où on va garder votre mémoire. Vous ne pouvez pas vous faire enterrer à Konabeng, dans la région du Centre, à des coûts faramineux et prétendre être autochtone à Garoua !

C’est cela l’escroquerie intellectuelle. Evidemment qu’on n’exclut pas quelques exceptions comme les musulmans, mais ce sont là des cas spécifiques parfaitement compréhensibles dans le cadre des prescriptions religieuses. Ils n’invalident cependant pas le principe, car il est constant que chaque fois qu’un musulman a les moyens, il va se faire enterrer dans son village. Cela signifie en clair qu’il n’y a aucune ambiguïté sur la notion d’autochtone au Cameroun ». Cette approche, quoiqu’éclairante de ce que c’est qu’un autochtone à partir de la réalité camerounaise, n’est pas moins problématique car elle fonde ce que nous appelons une autochtonie nécrologique qui énonce à la fois une chose vraie et une autre fausse. La chose vraie est que nous sommes tous de quelque part au Cameroun et qu’être de quelque part non seulement ne se perd point, mais aussi nous rattrape et se démontre par le fait que ce quelque part est très souvent l’endroit où nous redevenons poussière. La chose fausse est que la réciproque est loin d’être vraie. Se faire enterrer quelque part ne signifie pas automatiquement qu’on y est autochtone et encore moins qu’on n’est pas autochtone d’où l’on vient et d’où on ne s’est pas fait enterrer. Dans une perspective dynamique, l’autochtonie nécrologique de Dieudonné Essomba privilégie plus l’identité de fin d’un individu (ce qu’il est, se sent être à sa mort ou ce que ceux qui l’enterrent pensent qu’il est), à l’identité multiple, changeante et innovante pendant sa vie. C’est donc une autochtonie qui se vit et se jouit quand on n’est plus de ce monde. On ne peut jouir des droits et privilèges qui en découlent que si on reste au village et/ou si on garde des attaches avec lui. Même si « l’Afrique des villages » de Jean-Marc Ela reste dense, l’autochtonie nécrologique est condamnée à disparaître avec l’urbanisation une fois que tous les habitants de la ville se feront enterrer dans des cimetières municipaux alors que les anciennes tombes autochtones seront rasées par les Camerounais modernes pour construire des immeubles et des routes. L’autochtonie nécrologique de Dieudonné Essomba tire la conception de l’autochtonie vers nos tripes, nos viscères, nos cordons ombilicaux, nos fétiches, nos mythes et nos catacombes comme fondements d’un droit du sol et d’un droit politique local. Quid des Camerounais sans village parcequ’inécurisés par ceux-ci, la sorcellerie ou par les conflits fonciers ?

Dans ce débat, le politologue Mathias Eric Owona Nguini a déclaré : « On est autochtone quelque part et allogène ailleurs. Personne n’est seulement autochtone ni seulement allogène. Le faire croire relève d’une mauvaise foi masquant soit une incroyable candeur méconnaissant la structure plurale du Cameroun, soit une logique perverse de déguisement des volontés d’hégémonisme identitaire sous un verbiage pseudo-cosmopolite ». Cette approche est ce que nous appelons l’autochtonie et l’allochtonie équitables car la probabilité que n’importe quel Camerounais tiré au hasard soit un autochtone ici et un allochtone ailleurs est un évènement presque certain. La conséquence immédiate à cela est qu’on consacre aussi la naissance de demi-citoyennetés camerounaises. En d’autres termes, dès qu’on est autochtone quelque part au Cameroun, cela nous confère, grâce à nos références mythologiques, culturelles, généalogiques et foncières, un bonus sous formes de droits politiques supplémentaires dont ne peut jouir l’allochtone. L’autochtonie équitable de Mathias Eric Owona Nguini montre finalement que ce qui est équitable est que tout Camerounais sera un demi-citoyen quelque part au Cameroun et un citoyen plein ailleurs au Cameroun. De là son fondement d’une citoyenneté camerounaise à géométrie variable mais équitablement distribuée entre tous les Camerounais.

La professeure Ondoua Viviane Biwolé pense, quant à elle, qu’il faut réviser la Constitution camerounaise pour y extirper les concepts allochtones et autochtones qui alimentent le tribalisme. Elle propose une autochtonie résidentielle qui consiste à remplacer autochtone et allochtone dans la Constitution par le statut de résident. Contrairement à l’autochtonie nécrologique de Dieudonné Essomba, cette approche a un avantage comparatif moderne car la notion de résident est plus arrimée à l’idéal républicain. Mais sa faiblesse par rapport à l’approche de l’économiste Dieudonné Essomba est qu’elle fait fi des réalités de « l’Afrique des villages » au 21ème siècle et se fonde sur l’idée de république d’inspiration française sans bases culturelles camerounaises. La notion de résidence se montre aussi complètement incapable, contrairement à l’autochtonie équitable de Mathias Eric Owona Nguini, non seulement de prendre en compte le sentiment de mal être des Camerounais qui se considèrent asphyxiés, mais aussi de répondre à la demande de protection politique de certains Camerounais dont les expériences vécues de cohabitation ont tourné à leur désavantage numérique et donc politique et économique.

Il nous semble, malgré l’avantage comparatif moderne de sa proposition, que Madame Ondoua Viviane Biwolé fait plusieurs erreurs. Une d’elle revient à penser que ce sont des textes qui entraînent le tribalisme au Cameroun alors que la réalité tribaliste est plus ancienne que l’introduction des concepts allochtones et autochtones en 1996. Même si les mots

peuvent entrainer des maux, Madame Ondoua Viviane Biwolé fait une surestimation des effets de la normes sur des pratiques réelles plus anciennes que la norme incriminée : le mot n’est pas la chose même si le mot peut avoir une puissance performative sur la chose. Inverse de la première, l’autre erreur est une sur estimation positive de la norme : on change allochtones et autochtone par résident et le tribalisme disparait autant que la peur du grand remplacement de certains Camerounais. In fine, nous pensons humblement que la principale erreur analytique de Madame Ondoua Viviane Biwolé réside dans le fait qu’elle transpose les théories de la gestion et de la gouvernance des entreprises sur le champ politique et la société alors que la politique entrepreneuriale n’est pas la politique sociétale et une entreprise n’est pas une société. Cette dernière a des préoccupations qui font appel à une rationalité autre qu’économique, individualiste et gestionnaire. Le territoire entrepreneur ne recouvre pas le territoire sociétal alors que l’inverse est vrai et devrait l’emporter sur l’analyse mécaniciste et productiviste du territoire.

· Quelques propositions pour ne pas conclure…

Nous pensons que l’approche de Mathias Eric Owona Nguini et celle de Dieudonné Essomba sont plus sensibles au Cameroun tel qu’il est, aux subjectivités des Camerounais, aux stratégies hégémoniques masquées et aux situations de déclassement constatées. Celle de Madame Viviane Ondoua Biwolé est moins adaptée au Cameroun tel qu’il est mais plus encline à décliner un Cameroun tel qu’il devrait être, c’est-à-dire une République libérale. Toutes ces propositions sont donc complémentaires car il est impossible de tendre vers un idéal républicain sans axer son action sur la réalité sociopolitique et économique ambiante. Nous pensons qu’à long terme, la modernité des générations futures va déclasser l’autochtonie nécrologique pour l’autochtonie résidentielle, et que l’autochtonie/allochtonie équitable et l’autochtonie nécrologique vont permettre aux générations actuelles de résoudre leurs problèmes présents pour éviter leur explosion et/ou implosion futures en conflits violents. Une société a besoin d’utiliser le politique comme mode de régulation, c’est-à-dire comme un mécanisme de stabilisation sociale, de prise en compte des subjectivités, des conflits et de correction des injustices expériencielles en son sein. Cette loi va dans ce sens comme le statut spécial du NOSO.

Cependant, si plusieurs Camerounais ont profité quand d’autres ont pâti respectivement des stratégies de domination et de déclassement, il ne faut pas perdre de vue que les mêmes pratiques hégémoniques et d’écrasement existent entre autochtones. Les femmes sont généralement écrasées par les hommes, les cadets par les aînés et les jeunes par les vieux. Y remédier nous pousse à proposer une autochtonie démocratique débarrassée de certaines règles traditionnelles machistes et antinomiques aux libertés individuelles et collectives. L’égalité de tous et de toutes devant la justice de l’État camerounais se doit de prévaloir sur les règles autochtones. Cela implique qu’avoir un État de droit démocratique est la condition préalable pour avoir une autochtonie démocratique.

Outre cela, nous devons veiller à préserver la liberté de choix des autochtones et des allochtones dans une ville. Nous proposons donc la possibilité d’une autochtonie d’adoption lorsque sur base de certaines conditions résidentielles (durée, activité principale, impôts, implications dans les projets urbains, vie associative, expression en langue locale…) un Camerounais acquiert la possibilité de devenir maire dans une ville où il était au préalable allogène.

Par ailleurs, sans supprimer l’article 246, on peut préciser qu’en cas d’accord négocié entre autochtones et allochtones sur un projet urbain, cet accord peut décider de choisir un maire

allochtone ou autochtone. Si autochtones et allochtones tombent d’accord sur un projet urbain, il semble important que cet accord garde aussi la liberté de choisir qui sera maire dans la ville qu’il soit allochtone ou autochtone. Nous proposons, dans ce cas, des mairies bicamérales à deux chambres. Une chambre allochtone et une chambre autochtone qui prennent des décisions à la majorité des voix que le maire soit allochtone ou autochtone. Cela favorisera le débat démocratique et la négociation. Des projets urbains communs entre allochtones et autochtones avec des mairies bicamérales permettront aux Camerounais quelles que soient leurs histoires particulières de regarder dans la même direction.

* Thierry Amougou, économiste hétérodoxe, Pr. Université catholique de Louvain. Fondateur et animateur du CRESPOL, Cercle de Réflexions Economiques, Sociales et Politiques, patimayele@hotmail.com 

Dernier ouvrage publié : « L’esprit du capitalisme ultime » https://pul.uclouvain.be/book/?GCOI=29303100452120 

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