Livre, Enoh Meyomesse: LE MASSACRE DE MESSA EN 1955
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Mercredi 25 mai 1955 à Yaoundé, l’armée coloniale tire sur des manifestants aux mains nues, en provenance du quartier Mokolo, qui se rendent à l’Hôpital Central pour retirer le corps d’un boy assassiné par un colon trois jours auparavant. Il y a des morts. La ville est bouclée. Le couvre-feu est instauré, de 6 heures du soir à 6 heures du matin. Roland Pré, le Haut-commissaire de la République française au Cameroun, est enfin parvenu à noyer dans le sang la contestation du colonialisme dans ce territoire sous tutelle des Nations Unies, à l’administration confiée à la France.
Ce roman revient sur cet événement douloureux, qui s’est déroulé au quartier Messa à Yaoundé.

………………………

Chapitre XX

Le soleil était au rendez-vous, en cette matinée du mercredi 25 mai 19-55. Depuis qu’il était apparu à l’horizon, il semblait s’élancer majestueusement à l’assaut du zénith, comme s’il était en quête de l’endroit idéal où se percher pour acclamer les marcheurs de la liberté, à destination de l’Hôpital central. Ses rayons étaient chauds, et s’abattaient, affectueusement, sur les gens. Ils leur provoquaient beaucoup de transpiration, au point où tous leurs vêtements en étaient mouillés. Mais, ils ne s’en plaignaient guère. Ils étaient joyeux et mus par un désir irrépressible de défier les Blancs d’Etibli. Leurs propos à ce sujet étaient sans équivoque. « Today na today !», les entendait-on s’exclamer en pidgin, ce qui signifiait, en Français, « aujourd’hui ou jamais ! ».
Le cortège avançait, en chantant, en ricanant, en chahutant, et provoquait un brouhaha indescriptible qui faisait sortir de leurs maisons, des bars et des échoppes, d’innombrables badauds qui, aussitôt, le rejoignaient. Il gonflait ainsi au fur et à masure qu’il progressait en direction de l’Hôpital central. Likeng marchait en tête tel un gladiateur, la tête haute, la poitrine bombée, le regard rivé sur l’horizon, le drapeau du M.E.K. en main, flottant gaiement au vent. Il avançait d’un pas martial, et donnait l’impression d’être en mesure de défenestrer le Haut-commissaire en personne, Roland Pré, « cette canaille », ainsi qu’il ne se privait pas de le qualifier. Sa seule présence en tête du cortège, était un stimulant extraordinaire pour le reste de la foule. Il le savait. Il avançait de ce fait tel un robot, que rien n’aurait pu arrêter.
Soudain, à un croisement, un « sans payer » vint à passer. Il ralentit, stoppa un moment, puis repartit en trombe, sous un flot d’injures de la foule. Il réapparut au croisement suivant. Cette fois-ci, des agents de police en descendirent, matraques à la main. Ils vinrent se poster sur la route de Likeng. Ce dernier était imperturbable et continuait d’avancer telle une locomotive en furie. Lorsqu’il ne resta plus que moins de dix mètres entre les agents de police et lui, ces derniers, effrayés par l’immensité de la foule derrière Likeng, détalèrent et partirent monter, en toute hâte, dans le « sans payer ». Celui-ci démarra aussitôt et repartit en trombe. Likeng exultait. Pour la première fois, depuis que la marche avait commencé, il sourit. La joie de la foule, de son côté, fut au paroxysme. « Today na today ! Today na today ! Today na today », vociférait-elle, à tue-tête, de plus belle. De nombreux badauds, qui avaient vu la police battre en retraite, la rejoignirent aussitôt. Derrière Likeng se retrouvaient ainsi au bas mot, deux à trois mille personnes. C’était inédit dans les annales d’Etibli.
La longue colonne que conduisait Likeng avança encore pendant un moment en direction de l’Hôpital central. A la hauteur de l’Ecole de filles de Messa, alors que la chapelle protestante qui se trouvait non loin de là fut en vue, cinq camions militaires firent irruption sur la chaussée. Aussitôt, une centaine de soldats en descendirent et, sans tarder, se mirent à fixer au sol, au milieu de la chaussée, leurs fusils. Le corps d’Akamba fut secoué par un énorme frisson. Son cœur se mit à battre on aurait dit qu’il allait s’arracher de sa poitrine. Likeng, imperturbable, se retourna, sans s’arrêter de marcher, et cria, en pidgin, à la foule derrière lui : « if dem want shot, fall fo ground ! » (S’ils s’avisent à ouvrir le feu, jetez-vous au sol). Puis il continua à avancer, comme si de rien n’était. La colonne, derrière lui, hésita un moment. Mais, au vu de sa détermination, elle reprit elle aussi sa marche, et se mit à déverser un flot d’injures sur les soldats. Trois de ceux-ci, des Blancs, se détachèrent du groupe. L’un d’eux tenait en main un mégaphone. Il le mit en marche.
— Allo ! Allo ! Je vous demande de stopper, immédiatement, votre marche et de retourner chez vous. Allo ! Allo ! Je répète. Je vous demande de stopper, immédiatement, votre marche, et de retourner chez vous. Si vous obéissez, il ne vous sera rien fait.
Likeng, une fois de plus, imperturbable, et sans s’arrêter de marcher, se retourna et entonna le Chant de ralliement.

O Kamerun berceau de nos
ancêêêêtreeeees

La foule enchaîna.

Autrefois tu vécus dans la barbarie
Comme un soleil tu commences à
paraître
Peu à peu tu sors de ta sauvagerie
Que tous tes enfants du Nord au Sud
De l’Est à l’Ouest soient tout amour
Te servir que ce soit leur seul but
Pour remplir leur devoir à jamais

Refrain
Chère patrie terre chérie
Tu es notre seul et vrai bonheur
Notre joie et notre vie
A toi l’amour et le grand
honneur

Tu es la tombe où dorment nos pères,
Le jardin que nos aïeux ont cultivé.
Nous travaillons pour te rendre prospère.
Un beau jour enfin nous serons arrivés
De l'Afrique sois fidèle enfant,
Et progresse toujours en paix,
Espérant que tes jeunes enfants,
T'aimeront sans bornes à jamais.

Refrain
Chère patrie terre chérie
Tu es notre seul et vrai bonheur
Notre joie et notre vie
A toi l’amour et le grand
honneur

— Allo ! Allo ! Cessez de faire l’andouille. Je vous demande de stopper, immédiatement, votre marche, et de retourner chez vous. Allo ! Allo ! Si vous obéissez, il ne vous sera rien fait. Allo ! Allo ! Je répète, je vous demande de stopper, immédiatement, votre marche, et de retourner chez vous. Si vous obéissez, il ne vous sera rien fait.
Après qu’il eut parlé, et pendant que les soldats achevaient de fixer au sol leurs mitraillettes, il sortit son sabre fixé à sa hanche, et traça un trait, de part et d’autre de la chaussée. La foule, de son côté, continuait à avancer, tout en chantant le Chant de ralliement. Le Blanc reprit la parole.
— Allo ! Allo ! Je vous demande de ne pas franchir cette ligne que je viens de tracer au sol. Si vous le faîte, je donnerai l’ordre à la troupe d’ouvrir le feu, et vous mourrez tous.
Peine perdue, Likeng accéléra le pas et franchit, allègrement, la fameuse ligne. La colonne, sans hésitation aucune, la franchit avec le même aplomb. Le soldat blanc en fut désemparé, et effectua plusieurs pas en arrière.
— Allo ! Allo ! Je vais tracer un second trait sur le sol. Je vous mets en garde. Si vous le franchissez de nouveau, tant pis pour vous.
A ces mots, la colonne stoppa. Likeng également. Un grand silence se mit à régner sur la foule. Celle-ci attendait de voir ce que Likeng allait lui demander de faire. Le soldat blanc en profita pour s’éponger le visage. Le soleil était haut dans le ciel, et ses rayons ne réchauffaient plus affectueusement les corps des marcheurs, mais, les calcinait carrément. Likeng se mit à agiter le drapeau du M.E.K. et entonna, de nouveau, le Chant de ralliement.

O Kamerun berceau de nos
ancêêêêtreeeees

La foule, timidement, enchaîna.

Autrefois tu vécus dans la barbarie
Comme un soleil tu commences à
Paraître
Peu à peu tu sors de ta sauvagerie
Que tous tes enfants du Nord au Sud
De l’Est à l’Ouest soient tout amour
Te servir que ce soit leur seul but
Pour remplir leur devoir à jamais

En cet instant fatidique, le Chant de ralliement résonnait d’une façon particulière dans les oreilles de la foule. On aurait dit qu’il provenait de l’au-delà. Son écho gambadait, de maisons en maisons, tout autour de ce lieu où se déroulait ce face à face inédit, entre l’armée coloniale française, et des Kamerunais aux mains nues.

Chère patrie terre chérie
Tu es notre seul et vrai bonheur
Notre joie et notre vie
A toi l’amour et le grand
honneur

Akamba ressentit une irrésistible envie de s’élancer vers Likeng, pour le supplier de faire demi-tour. Mais, son corps était comme tétanisé. Le soldat blanc, se courba, et à l’aide de son sabre, traça un nouveau trait au sol. Au moment où il se redressa, Likeng, d’une voix forte, l’apostropha. La foule cessa de chanter.
— Blanc de malheur ! Si tu es un homme, viens te battre en duel contre moi.
Le soldat blanc lui répondit du tic au tac, en vociférant.
— Tu n’es qu’un pauvre con, un négrillon de rien du tout. Je n’ai pas à me battre avec un chimpanzé, une guenon. Macaque. Je demande à ta meute de chiens affamés de retourner chez elle, et toi avec. Sinon, je vous bousille.
Likeng ne se laissa pas conter.
— Ouais ! C’est ça ! J’aurais bien voulu te voir, salopard, bousiller les Allemands, hier, lorsque ceux-ci te piétinaient dans ton pays, et que moi je suis venu te libérer. Sans moi, tu ne serais, actuellement, qu’un misérable esclave en Allemagne. Sale vaurien.
Kédi intervint, conciliateur.
— Nous ne voulons pas la guerre. Nous ne voulons que retirer de la morgue le corps de Pango Eugène que M. Valudier a assassiné. Nous ne voulons rien d’autre.
— Ta gueule ! lui répondit, sèchement, le soldat blanc. J’ai ordre de vous faire retourner chez vous. Je me moque de là où vous allez, et vous allez y retourner, de gré ou de force. Les ordres sont les ordres.
Likeng se retourna. Il avait, à présent, les yeux injectés de sang. Il survola du regard la foule derrière lui, demeura un moment immobile. Il donna l’impression d’être, en cet instant, dans un état second. Puis, il fit de nouveau face au soldat blanc. Il entonna, une ultime fois, et avec une force inégalée, on aurait dit qu’il eut voulu s’arracher les cordes vocales, le Chant de ralliement.

O Kamerun berceau de nos
ancêêêêtreeeees

La foule enchaîna.

Autrefois tu vécus dans la barbarie
Comme un soleil tu commences à
Paraître
Peu à peu tu sors de ta sauvagerie
Que tous tes enfants du Nord au Sud
De l’Est à l’Ouest soient tout amour
Te servir que ce soit leur seul but
Pour remplir leur devoir à jamais

Il leva le drapeau du M.E.K. très haut dans le ciel.

Chère patrie terre chérie
Tu es notre seul et vrai bonheur
Notre joie et notre vie
A toi l’amour et le grand
honneur

Il le fit tournoyer, plusieurs fois, puis recommença à avancer, mais, cette fois-ci, à pas mesurés, en direction du soldat blanc et de la ligne tracée au sol par ce dernier.

Tu es la tombe où dorment nos pères,
Le jardin que nos aïeux ont cultivé.
Nous travaillons pour te rendre prospère.
Un beau jour enfin nous serons arrivés
De l'Afrique sois fidèle enfant,
Et progresse toujours en paix,
Espérant que tes jeunes enfants,
T'aimeront sans bornes à jamais.

Celui-ci fit plusieurs pas en arrière. La foule, au vu de se reculade, emboîta gaillardement le pas à Likeng. En un rien, celle-ci, à sa suite, franchit de nouveau, allègrement, la fameuse ligne. Le soldat blanc recula, une fois de plus.
— Arrêtez-vous, connards ! hurla-t-il, hystérique. Je trace un ultime trait. Si vous vous avisez encore à le franchir, je vous préviens, tant pis pour vous. C’est le der des der. (La dernière des dernières).
Aussitôt dit, il se courba et traça, rageusement, un troisième trait, de part et d’autre de la chaussée. Likeng, pour sa part, avançait désormais tel un robot. Il levait les pieds et les rabaissait, machinalement. Il franchit l’ultime ligne tracée au sol. La foule, également. Le soldat blanc ne demanda plus son reste. « Vous ne l’aurez pas volé ! », se contenta-t-il de déplorer, plus que courroucé. Il leva son sabre au ciel, le maintint, un moment, en cette position…

Chère patrie terre chérie
Tu es notre seul et vrai bonheur
Notre joie et notre vie
A toi l’amour et le grand
honneur

…sans doute dans l’espoir de voir la foule stopper sa marche. Mais, rien n’y fit. Il le rabaissa, en un geste viril et brusque. La troupe tira, pendant une vingtaine de secondes. Akamba vit la moitié de la tête de Likeng arrachée par une balle. Lui-même se jeta au sol et ressentit en tombant, une immense douleur à l’épaule gauche. Les gens, derrière lui, se jetèrent au sol pour certains, d’autres se mirent à courir dans tous les sens en poussant des hurlements de mort. Il y en avait qui s’aplatissaient contre le mur de l’Ecole de filles, qui brisaient les portes des boutiques et des maisons, qui se frayaient, désespérément, un chemin pour repartir, en sens inverse, dans la rue, qui s’engouffraient, de force, dans les salles de classes de l’Ecole de filles aux portes et fenêtres closes, qui rampaient, dans la rigole, tels des reptiles, qui grimpaient aux arbres et sur les toits des maisons, qui tombaient dans les trous des w-c, etc.
Quelques secondes après cette brève fusillade, la rue était totalement déserte. Ne s’y trouvaient plus que les morts et les blessés, ces derniers gémissaient en se tordant de douleur. Au nombre de ceux-ci, Akamba. Likeng était mort. Kédi, Koudjo, Fosso Fritz, Omog, Belibi Amougou, Batouké Paul, et d’innombrables autres personnes avaient également été tuées. La désolation la plus totale régnait dans la rue, cette rue qui, quelques instants auparavant, était bruyante plus que ne peut l’être un marché « indigène ».
Le soldat blanc partit s’affaler sur le trottoir, à même le sol, les pieds dans la rigole. Il se prit la tête entre les mains, resta ainsi un moment. Puis, après avoir lancé un juron, se leva. Il contempla, d’un air plus que désolé, le spectacle macabre des corps des marcheurs gisant, çà et là, au sol, et d’où s’écoulait, lentement, du sang. Il alluma une cigarette, se mit à marcher en tournant en rond, tête baissée. Au bout d’un moment, il se débarrassa de la cigarette qu’il venait d’allumer, en la jetant, nerveusement, au sol, puis, releva le visage et s’adressa à la troupe.
 Allez ! On rentre…

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