Recensement des fonctionnaires : Comment ils pillent les caisses de l'Etat
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La dernière opération de comptage du personnel de l’Etat engagée par le ministre des Finances, Louis Paul Motaze, semble d’ores et déjà mal embarquée. Plusieurs agents chargés du recensement ne pensent qu’à se remplir les poches alors que les fraudeurs s’organisent pour passer entre les mailles du filet.

Ce dimanche matin, Ivan, 39 ans, n’a pas la mine des grands jours. L’homme s’est réveillé avec la gueule de bois après avoir épuisé ses dernières réserves dans une orgie éthylique qui a duré tout le weekend. Fêtard devant Dieu et devant les hommes, cet agent en service au ministère des finances sait qu’il lui faut cravacher ferme pour boucler la dernière semaine qui le sépare des salaires. Ivan habite le quartier Awae Escalier et passe pour être « l’ambianceur » d’une cité plutôt enjouée où il occupe l’un des 08 appartements disponibles avec son épouse et ses deux enfants.

« Le recensement va changer ma vie »

Ivan a donc le contact facile mais ce matin, il traine un peu le pas pour solliciter l’aide de son voisin de palier. « Gars trouvemoi 500, c’est chaud je vais aller voir un frère à Mimboman pour un prêt », glisse-t-il d’une voix caverneuse. Il sait que sa demande a quelque chose de saugrenue pour le cadre de la fonction publique qu’il est. Et pour se racheter un honneur, l’idée lui vient d’évoquer une opération capitale qui va désormais le prémunir de pareille indigence. « Je me prépare pour le recensement des agents de la fonction publique, ça commence la semaine prochaine, je compte dessus pour me construire une maison et ouvrir un petit commerce, c’est ma dernière chance ».

Sans transition, Ivan ouvre ainsi un chapitre bouleversant en glissant laborieusement la pièce de 500 Fcfa dans sa poche. « Je vais recenser à l’Extrême Nord. Je me suis battu pour avoir cette mission, j’ai dépensé près de 300.000 Fcfa, il faut que je capitalise ». Le but d’Ivan est simple. « Il est question pour moi d’engranger au moins trois millions pour pouvoir me construire. Nous irons en mission 03 fois et chaque mission va durer approximativement 25 jours. Quand je calcule mes frais de mission et ce que je vais pouvoir me faire sur le terrain, je crois pouvoir facilement atteindre cette somme. C’est le tournant de ma vie ».

Ivan a donc un but mais aussi une stratégie toute trouvée. « Je serai très prudent, surtout les premières semaines car je sais que j’aurai beaucoup de clients potentiels. Sur 10 camerounais recensés, je suis certain qu’au moins 05 ne seront pas en règle. Je vais travailler avec mes gars, ceux qui voudront négocier passeront par eux ; je vais éviter d’être directement impliqué, je compte avoir dans les 800.000 chaque semaine ».

La diaspora débarque

Cinq jours après, Ivan a entamé son périple. Joint au téléphone, il nous confie « être déjà en plein dans ses opérations ». « J’ai eu plusieurs personnes qui résident en Europe et qui ont des matricules fictifs. Je leur ai demandé d’attendre. Au début il est bon pour moi d’envoyer d’abord quelques personnes devant pour montrer que je fais bien le boulot ». Ivan n’est donc pas pressé. La réalité du terrain confirme ses hypothèses. « Nous avons constaté une certaine affluence de personnes venant de l’Europe à l’annonce de l’opération du ministère des finances », corrobore Ernest Bile, un officier de police en service à l’aéroport international de Yaoundé-Nsimalen.

« Certains sont même déjà repartis et je suppose qu’ils ont su bien parler », ajoute-t-il. « Il y a plusieurs cas, vous avez des gens qui sont décédés et qui émargent, des gens qui ont des avantages alors qu’ils n’occupent plus le poste, des avancements immérités, des bons de carburants pour ceux qui n’ont pas de véhicules, c’est vraiment énorme », précise encore Ivan. De fait, l’agent du Minfi ne croit pas beaucoup en cette opération qui pour lui ne devrait pas drastiquement changer les choses dans un pays où la corruption est un mode de vie. « Nous vivons de la corruption comment en sortir ? C’est quasiment tous les camerounais qui sont concernés. Si ce n’est vous c’est votre frère, votre cousin »,  pousse-t-il.

Michel s’est fait recruter dans un ministère en 2002 et réside en Angleterre depuis 8 ans où il fait de la manutention dans la chaine de magasins Tesco. Il touche mensuellement un salaire proche de 250.000 et laisse la moitié de la somme à son chef pour se couvrir. « Ce que je gagne au Cameroun me permet de subvenir aux besoins de la famille restée là-bas. Ce que j’ai en Angleterre c’est pour ma femme et mes enfants. J’ai pu déjà me construire deux maisons au pays », clame-t-il fièrement. Et quand on l’interroge sur le préjudice ainsi porté aux caisses d’un Etat fragile comme celui du Cameroun, quand on lui fait remarquer que plusieurs fonctionnaires sont en attente de leur premier salaire après des années de dur labeur, il nous glisse subrepticement un « ce n’est pas moi qui vais changer le Cameroun ».

Marcelline a 04 matricules à la fonction publique qui lui permettent d’engranger près d’un million de Fcfa chaque mois. Elle a lancé un commerce florissant et « arrose » tous les agents de la chaine de la solde impliqués dans ses dossiers. Elle a pu bâtir une mini-cité au quartier Awae Escalier et roule carrosse. Marie Claude a touché le salaire de son défunt mari pendant 09 ans et n’a été stoppée que par un dernier recensement. Sans scrupule, elle est revenue à la charge, espérant que l’on réactive les émoluments de son conjoint décédé.  

Motaze, l’impossible révolution ?

« C’est difficile d’assainir le fichier solde de l’Etat quand ceux qui le manipulent sont eux même corrompus », fait observer l’avocat Charles Tchoungang. « On a eu Antilope,Sigipes I et II mais les gens continuent de voler, le ver est dans le fruit », ajoute-t-il. « Mais il faut d’abord penser à informatiser tous le système et toute l’administration. Beaucoup d’opérations se font encore manuellement ce qui facilite les doublons et la fraude », soutient l’expert-comptable Samuel Moth.

« C’est une machine bien huilée au niveau des services informatiques et même des banques. On crée des matricules fictifs, des comptes bancaires fictifs et les salaires perçus sont partagés entre complices. Il y a même des codes qui identifient ces types de comptes. Si on veut vraiment nettoyer, il faut traquer jusqu’au niveau des banques », indique un journaliste économiste basé à Yaoundé. Autant dire une tâche titanesque qui ne saurait être menée efficacement par le seul ministre des finances en dépit d’un volontarisme affiché.

« C’est une blague de croire que Motaze peut endiguer ce phénomène, soutient notre confrère. Les ramifications vont jusqu’au plus haut niveau. Motaze va sacrifier quelques têtes et le système va continuer comme avant ».

Déjà, des têtes sont tombées. La semaine dernière, des fonctionnaires soupçonnés d’avoir attribué des salaires fictifs à des centaines de personnes ont été interpellés et écroués à Yaoundé. Parmi elles, un certain Emmanuel Lebou, le chef de cellule Informatique de la Division de la Solde au ministère des Finances et non moins président de l’Unisport de Bafang, dont le train de vie ostentatoire est connu de tous. Ces dix dernières années, la masse salariale annuelle de l’Etat a triplé de 300 à 900 milliards de Fcfa et les effectifs sont passés de 165.000 à 322.000.

Dans le même temps, le pays manque cruellement de personnels dans les domaines vitaux que sont la santé et l’éducation. A l’évidence, il s’agit d’un problème systémique et l’on imagine mal l’effroyable serpent de la corruption se mordre la queue au Cameroun. Et si Motaze veut vraiment mener sa petite révolution, il sait qu’il lui faut lever les yeux plus haut pour s’installer à la place de qui on sait. Peut-il seulement oser le « parricide » ?

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