Cameroun, A propos du phénomène Cabral Libii : remarques provisoires
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Cameroun, A Propos Du Phénomène Cabral Libii : Remarques Provisoires :: Cameroon

Le brouhaha de certaines palabres politiciennes et autres controverses médiatiques a souvent desservi l’analyse lucide. Le temps court du fait politico-médiatique ayant ses propres contraintes, il tend souvent à suggérer à ceux qui souhaitent participer de son décryptage, à s’enfermer dans l’alternative ruineuse mais très dominante localement : la justification systématique ou la critique systématique. L’apologie célébrant ici une idole et l’acrimonie démolissant là-bas un spectre deviennent alors les seuls arguments polémiques des chamailleries interminables que l’on prend hélas pour débat public. L’auteur de ces lignes prétend en général se tenir à distance de cette double mystification, oublieuse toujours de l’explication probante, de l’analyse argumentée et de la vérité des choses.

Toutefois, il est des circonstances où l’urgence nous sollicite : une certaine sympathie civique, doublée d’une forme de « complicité générationnelle » m’oblige en effet à rendre publique ces remarques autour de ce que j’appelle le phénomène Cabral Libii. Ce phénomène, «fondamentalement politique», n’est rien d’autre que cette extraordinaire coalition civique que ce compatriote s’efforce de construire autour d’un mot d’ordre somme toute institutionnelle : « 11 millions d’inscrits sur les listes électorales en 2018». Les remarques contenues dans cette brève réflexion, tout en prenant acte de l’accès d’enthousiasme suscité par ce «phénomène» dans des milieux divers, tentent de le prolonger et de l’accompagner « intellectuellement ». Elles prétendent tout aussi plaider pour une ingénierie stratégique plus élaborée, susceptible de lui éviter les sables mouvants d’une vaine griserie populiste et d’une masturbation narcissique précaire qui, très souvent, constituent chez nous, la sépulture invisible de tant de « projets » et d’espérances collectives.

Une appétence civique anachronique ? Racines culturelles d’un paradoxe

Certains d’entre nous appartiennent en effet à une génération dont l’éveil à la conscience civique et politique, ainsi qu’à la maturité sociale a coïncidé avec la tranche de temps au cours de laquelle les sociétés africaines furent contaminées par les hoquets de la démocratisation. C’était récemment. La démocratisation…fut d’abord perçue comme un moment à la fois joyeux et douloureux d’un rituel politique de délivrance d’un spectre : la gouvernance du bâton. Cette dernière fut avant tout, un obscurantisme politique autochtone, dont le paradigme reposait sur le droit de réprimer et le refus d’écouter les gouvernés. C’est en cela que la démocratisation apparut en un sens, comme une expérience sociale enivrante. Elle était censée inaugurer notre entrée dans un temps de civilisation des mœurs politiques : facette séduisante et heureuse d’une modernité qui, jusque-là, fut au Cameroun, en attente de tenir ses promesses, empêtrés que nous étions dans notre monocratie tropicale. La démocratisation devait élargir- du moins pensait la multitude à l’époque- les perspectives de notre bien-être, et donc accoucher, d’une vie humaine plus stimulante, plus responsable et porteuse d’autre chose que le désespoir, le fratricide, l’idolâtrie, le culte des choses vaines et la honte de soi. La question dès lors, bien que manifestement politique embrassait une sphère bien plus large. L’enjeu sociologique et philosophique de cette expérience étant l’élargissement de l’horizon de notre imagination et le déplacement des frontières de nos utopies.

En cela, elle fut cette utopie politique postcoloniale, au nom de laquelle une partie significative de nos devanciers ont compromis leurs vies. Chacun d’entre nous, aujourd’hui, connait l’histoire partielle de ses déconvenues et de ses promesses jusqu’à présent inaccomplies. L’enthousiasme civique et la participation politique des jeunes gens-même avec certaines formes blâmables- qui constitue l’ingrédient de toute vie politique pacifiée et moderne, fut pris au piège d’une classe politique putativement diversifiée mais d’extraction commune : le maintien systématique au pouvoir d’un côté et l’accession systématique au pouvoir de l’autre, devinrent les seules réponses programmatiques que l’on opposait aux expériences de malheur que furent la déréliction économique, l’usure institutionnelle, le blocage de la mobilité sociale, les blessures sociales diverses…etc. Toutes choses qui entrainèrent lassitude, doutes, démobilisation, désaffection et indifférence généralisée. La réflexion sur le changement et les conditions souhaitables de son avènement fut considérée comme secondaire. L’on apprit par ailleurs à mieux connaître la personnalité de certains hommes politiques importants, qui entreprirent de se priver de l’éclairage des intellectuels qui avaient donné un semblant d’épaisseur idéologique à un mouvement que l’on avait cru crédible, mais qui au final, se résumait en une sorte de populisme inculte, qui aveugla par des slogans du style «power to the people», des esprits même parmi les plus lucides. C’est là que s’est ouvert le plus grand cycle de crise civique et de pessimisme politique que le Cameroun n’ait jamais connu. 

La culture sociale de la corruption ayant encerclé toute une société, elle s’est employée à ronger allègrement toutes les réserves axiologiques jusque-là préservées. Les filières confessionnelles (nouvelles Eglises), sportives (football) et artistiques (rythmes vulgaires) sont devenues les nouveaux axes dominant de notabilité sociale. La forte bureaucratisation de la mobilité sociale traditionnelle, avec son extrême verticalité étant devenue une ressource rare, a obligé toute une élite à une culture de la position et à un tel culte du poste, que désormais, la culture ou le culte du projet semblent désormais une anomalie. La génération de la démocratie qui fut aussi la génération de la crise, fut ainsi durablement affectée par cet « esprit du temps ». Ses obsessions dominantes devinrent : l’ailleurs (sortir d’ici et s’en aller ailleurs, puisque la porte de l’avenir s’avère bloquée ici) ; l’entrisme (entrer par tous les moyens dans le « système » en tant qu’univers de faveurs et de privilèges quel qu’en soit le prix) ; l’addiction pour le gain facile (gagner le plus rapidement et le plus facilement possible l’argent pour vivre heureux et mourir jeune). La puissance statistique de cette génération se transformait en une puissance informe, en une impuissance puisqu’elle ne s’auto convertissait pas en une puissance politique de mobilisation. L’appétence civique observable ces jours autour du mot d’ordre « 11 millions d’inscrits sur les listes électorales » peut donc paraitre paradoxale, si l’on évacue l’arrière fond sociologique qui vient d’être présenté. L’accès d’enthousiasme observable et le succès provisoire que ce mot d’ordre connait est probablement révélateur d’une tendance lourde et surtout d’une demande politique inédite.

Esthétique de l’engagement et intelligence politique

En très peu de temps donc, l’analyste Cabral Libii vient de réaliser un exploit politique : devenir soit même objet d’analyse et être un sujet de discussion publique. Il avait réussi auparavant à s’imposer avec un certain talent, dans l’espace public médiatique par ses analyses reconnues comme argumentées. Alors qu’il était contractuellement lié à une chaine de radio universitaire relativement éclipsée, sa voix a rapidement gagné la sympathie notamment des « téléspectateurs du dimanche » que nous sommes parfois pour la plupart. Du fait de sa popularité grandissante, certains fragments de son passé militant sont parfois exhumés et présentés avec une intention disqualifiante : a-t- il fleurté à l’époque avec une figure qui portait l’intention de moderniser le parti au pouvoir ? Oui. Et même s’il s’avérait qu’il avait activement milité au sein du parti au pouvoir (ce dont je doute), un tel argument resterait à mes yeux, secondaire voire anecdotique. Le regretté compatriote Ateba Eyene, avait bien fini par forcer la sympathie et peut-être à gagner l’amitié de nombreux « puristes et professionnels » de l’opposition, du fait de ses prises de position publiques répétées sur le devenir de son pays ; prises de positions contraires au dogme de la justification systématique qui prospère dans les milieux de l’establishment local. Le coup de génie de Cabral Libi, a donc été sa capacité à convertir sa notoriété médiatique en ressource de mobilisation. Il semble avoir réussi à créer une coalition civique qui tend à faire consensus autour de sa personne. Une telle coalition civique se greffe à une intuition politique admirable.

Pour l’instant, la force et l’avantage dont cette coalition jouit, est qu’elle ne parle pas encore le langage d’un parti politique connu. Le projet d’encourager et de mobiliser les jeunes gens à s’inscrire sur les listes électorales étant par définition une compétence organique d’une institution étatique (ELECAM). Pour cette seule raison, certains souhaitent réduire cette coalition en une forme de diversion pilotée depuis l’on ne sait quelle officine institutionelle. Pourtant, l’intuition politique au cœur de cette coalition civique, c’est bien la promesse de l’émergence et du renouvellement des charismes politiques qui agrègent les forces latentes et dispersées de la jeunesse. Il yaurait donc une forme d’alliance objective entre la coalition civique de ce compatriote et les objectifs organiques de l’institution étatique en charge de la gestion des élections, dans un contexte où la démocratisation demeure en procès de crédit. Aucune institution ne peut aujourd’hui prétendre durablement contenir l’expression d’un mouvement social populaire, lorsque ce mouvement est exprimé avec force, netteté et clarté. Le refus pathétique d’une telle vérité peut surprendre. C’est oublier que l’essentiel de ceux qui jouissent de l’autorité sociale de faire diffuser leurs idées, notamment dans les cercles de l’opposition officielle, ne s’adonnent que très peu à une critique intellectuelle crédible et profonde du discours officiel ; l’activité des partis politiques se réduisant pour l’essentiel, à répéter au fil de quelques conférences de presse épisodiques et urbaines, des slogans qui ne font plus débat. Lorsque ces derniers n’attendent pas simplement la veille d’une compétition électorale pour se lamenter d’une loi électorale qui servirait de bouc émissaire à toutes défaites, dans un contexte où le refus culturel de l’autocritique, fort enraciné dans le raisonnement de nombre d’africains, nous exauce chaque fois de nos responsabilités propres.

Le phénomène Cabral Libi, dans l’excitation et l’enthousiasme qu’il suscite, constitue assurément un indicateur de santé politique et de vitalité civique dans le contexte camerounais. En se posant « à temps » comme une figure politique de substitution, il pourrait réaliser des synthèses nécessaires à l’émergence de nouvelles filiations politiques. En canalisant par des formes civiques souhaitables, les forces et les frustrations d’une jeunesse dispersée et démobilisée, il peut contribuer à lever la peur du « péril jeune », et aider ainsi à ajourner ou à annuler des trajectoires violentes et fratricides de la lutte politique en tant que lutte pour le pouvoir que cette multitude peut être tentée de suivre. L’auteur de ces lignes est toutefois particulièrement sceptique sur l’efficacité dans la durée politique, d’un horizon stratégique qui serait simplement obsédée par l’échéance présidentielle de 2018. Entre le « Biya must go » brandi naguère comme seul argument de consensus pour l’émergence des coalitions de remplacement, et le « Biya for ever » qui est récité en cantique par celles des élites qui le considère comme seul argument de consensus pour ne pas se faire remplacer, il me semble qu’il y a des tâches à accomplir et des sillons à creuser.

Obsession de Palais : puissance et nuisance d’un fantasme

Ce qui est urgent aujourd’hui, c’est de se concentrer sur cette coalition civique, en gardant à l’esprit qu’elle peut et doit rester une coalition morale ainsi qu’une coalition politique ayant des fonctions de mobilisation, de vigilance et de surveillance. Cela exige une forme particulière d’ascèse. Un travail ardu qui exploite jusqu’au bout les opportunités extraordinaires d’une vie sociale numérique mais qui prend aussi de la distance par rapport à ses mirages. Un travail qui s’informe aussi des aspérités d’une vie sociale tellurique (la terre ferme des adversités sournoises d’un univers réputé brutal, hypocrite et versatile). Il serait dommage qu’au soir de cette expérience de « soulèvement » Cabral Libi, ne soit rétrospectivement perçu que comme une mascotte institutionnelle au service d’ELECAM. Cette coalition civique, pour franchir le pas d’un vrai mouvement politique doit approfondir son infrastructure stratégique et son profil programmatique, tout en étant attentif à ses positionnements tactiques. Elle doit grandir avant de se prendre pour ce qu’elle n’est pas encore : une force politique aguerrie. L’obsession du palais d’Etoudi ne saurait constituer à lui seul un rêve. Les générations de la crise qui sont les nôtres, n’ont en héritage aucun testament: « Chaque génération, dans une relative opacité, doit découvrir sa mission, l’accomplir ou la trahir », nous as dit Fanon avant qu’il ne quitte précocement ce monde. Les jeunes gens qui aujourd’hui se mobilisent à travers le « phénomène Cabral Libi », auront grandi dans l’adversité, la rudesse d’une vie qui exige de chacun des efforts supplémentaires, l’effondrement complet où nous auront conduit les compromis que nos devanciers ont fait avec les démons de la corruption. Réduire subtilement la modalité pratique de nos utopies transformatrices, à la simple bagarre contre un régime ou celui qui l’incarne, peut comporter des revers inattendus. Avec du recul, une telle idée fixe : l’obsession du palais d’Etoudi peut étourdir même les esprits les plus lucides en s’avérant une tache superficielle et à la limite vaine.

Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas d’insinuer que la longue espérance de vie présidentielle de l’actuel chef d’État ne serait pas un « problème ». Il ne s’agit pas non plus de nier qu’il a fini par devenir à tort ou à raison le symbole de nos rendez-vous manqués avec la modernité institutionnelle et la prospérité économique. Je prétends simplement que depuis la colonisation, nos sociétés, (entendu nos élites) semblent victimes des mêmes obsessions. On a insuffisamment fait la réflexion sur le leadership, sur les choix de sociétés souhaitables et les compromis qu’il ya à faire, le prix possible à payer…, etc. Toute la question du changement dans sa richesse infinie s’est toujours retrouvée abordée sur la marge étriquée de l’alternance : l’éternelle obsession du Palais et des fantasmes qu’il implique. Un peu comme hier, nombreux ont abordé la question de la décolonisation sous l’unique aspect du remplacement des Blancs. Chaque société se nourrit en effet de ses paradoxes. Rappelons un fait connu: avant 1982, Ahidjo incarnait le grand Satan. Le jour où il prétendit s’effacer, toute une société sombra dans l’illusion que l’ère où tout sera « renouvelé » était arrivée. Après cette date, c'est-à-dire aujourd’hui, nombreux n’hésitent pas à parler en termes apologétiques de son temps de règne. Ils pardonnent volontiers au dictateur sanguinaire, lui trouvent même des circonstances atténuantes et préfèrent célébrer le bâtisseur de l’Etat et le prédicateur de l’unité nationale. Certes, le charisme politique se nourrit en partie d’une certaine éthique populiste, mais, il est souhaitable de se garder d’une certaine impatience et de certains emportements dictés par l’audience de l’instant et s’efforcer de construire dans la durée des perspectives transversales, radicales et utiles en sachant que si l’opinion construit la démocratie, elle demeure par définition versatile.

La trace d’un soupir et d’une prière

L’euphorie perceptible autour du phénomène Cabral Libi doit donc être soutenu, non pas nécessairement parce qu’il a fait un jour le « rêve d’être Président de la République », mais plus fondamentalement parce que cette euphorie trahit un rêve plus important encore. Il s’agit avant tout d’un soupir et d’une prière. L’horizon de ce rêve couvre au fond un espace plus large que le Cameroun. Qu’un jour de ce siècle, si ce n’est nous-mêmes, tout au moins nos enfants, puissions être témoins directs du son de tam-tam qui symbolisera la fin de «la danse des sorciers». Cette danse qui menace jusqu’à ce jour de rendre interminable notre nuit. Ces «sorciers», il faut bien le dire, n’auront été que des mangeurs de nos vies et du fait de leur action nuisible continuent de provoquer le dépeuplement du village et l’abandon de nos terres pourtant fertiles. Au bout de ce petit matin-là, l’on pourra pousser le soupir suivant : «que cette nuit fut vraiment longue»… Et si ce bout de bonheur peut clore nos paupières au moment où l’on quittera ce monde, nous aurons eu la meilleure provision pour nos «aïeux» partis, qu’ils aient pour noms : Fanon, Um Nyobe, Ossende Afana, Moumié, Cheick Anta Diop, Lumumba ou Sankara… etc. Leurs écritures se seraient accomplies. Et leurs fantômes cesseraient de hanter nos sociétés : Ce sera le crépuscule de nos fratricides imbéciles.

Et lorsque chacun, devant le Dieu de sa foi, sera amené à répondre à la question du jugement ultime : «qu’as-tu fais pour qu’advienne chez toi et autour de toi le règne de la vie ?», l’on pourrait se contenter de plagier ce fragment de phrase extrait de l’hymne national du Cameroun: «… tous tes enfants du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest sont tout amour… ». Peut-être alors seulement, les journaux ne parleront plus de malnutrition, des victimes du choléra et du paludisme, et l’espérance de vie se rapprochera de celle d’Abraham. Nous ne perdrons plus le temps à épuiser toutes nos vies à contredire Hegel et à quereller les absurdités qu’il proféra sur nos sociétés, comme des sociétés de l’immaturité enchantée et de la naïve adolescence, bonnes pour des formes de tutelles permanentes, comme cette novelle tutelle économique autour de laquelle nous semblons désarmées en ce moment même chez nous

*Armand LEKA ESSOMBA
Sociologue. 
Laboratoire camerounais d’études et de recherches
sur les sociétés contemporaines. Université de Yaoundé I

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