Dépigmentation: Le douloureux secret des femmes noires en Europe
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Il est difficile, dans un pays comme la France, de dénombrer les femmes noires qui s'évertuent à troquer leur teint naturel contre une peau plus claire, à l'aide de produits dépigmentants. Et pour cause, peu d'entre elles reconnaissent avoir recours à cette pratique. Mais en réalité, le phénomène de dépigmentation est très répandu dans la communauté africaine en Europe. Alors que les voix s’élèvent, chaque jour, pour dire aux mordues que « Black is beautiful », rien n’y fait.

A Paris comme à Bruxelles, les adeptes du ‘’décapage’’, hommes comme femmes venus du continent, dévalisent les étalages de boutiques de cosmétiques dans les quartiers tels que Barbès, Château-Rouge, Strasbourg-Saint-Denis ou encore Château d'eau pour Paris et Ixelles, lieu dit Matonguè, Madou, Chaussée de Louvain à Saint Josse, Anderlecht, Molenbeek pour Bruxelles. Plusieurs marques de cosmétiques venues des Etats-Unis ou d'Italie —si l'on en croit les vendeurs— se déclinent en crèmes pour le corps, savons pour le visage, gommages, ou encore sérum. Tous s'amoncellent dans les rayons et promettent monts et merveilles pour séduire la clientèle: du teint uniforme et lumineux à la peau plus claire en moins d'un mois. Mais les emballages de ces produits se gardent bien d'indiquer les ravages auxquels s'exposent les consommateurs.

Boulevard Barbès à Paris, une jeune femme noire d'une trentaine d'années discute avec le vendeur pakistanais d'une boutique de cosmétiques. Elle vient d'acheter un tube de crème dénommé «L'Abidjanaise» et n'hésite pas à faire part de ses conseils : «Tu vois ce produit? Tu prends du beurre de karité, tu le fais fondre au four à micro-ondes, tu attends que ça refroidisse et tu le mélanges bien à la crème. Ensuite, tu frottes le tout sur ton corps», explique la jeune femme au teint caramel dont les phalanges des mains sont d'un noir paradoxal.  Sur son visage, quelques tâches toutes aussi noires décorent son nez tandis que ses joues sont fardées d'un rose criant. En un mois, le tour est joué, selon elle. Et le vendeur de renchérir: «Tu seras claire et belle.» «Surtout tu n'arrêtes pas, tu continues. Mais pour ne pas que ça devienne rapidement trop clair, je n'en mets pas tous les jours. J'évite. Je ne veux pas que dès que l'on me voit, on sache que je mets du produit», déclare la jeune femme. 
C'est que «mettre du produit» (se décaper) est une pratique taboue. En témoigne la réaction virulente d'une coiffeuse du quartier de Château d'eau, dont le visage, outrageusement maquillé mais ravagé et parsemé de poils, trahit un usage constant de produits dépigmentants. «Ce sont des secrets de noirs, pourquoi aller raconter ça aux blancs?» Sa cliente, se montre, elle, plus disposée à en parler.   «J'ai une amie qui se fait prescrire de la diprosone par son médecin, pour aller le mélanger à je ne sais quel produit. J'en connais même qui utilisent du liquide vaisselle et de l'eau de javel», grimace-t-elle.

«D’un point de vue phénoménologique, on peut parler d'addiction »

A Paris mais également dans d’autres villes européennes comme Bruxelles, Liège, Namur, Toulouse, Marseille, les patients qui connaissent des complications à la suite d'une pratique intense de dépigmentation de la peau sont presque exclusivement des personnes originaires d'Afrique subsaharienne, des Antilles anglophones (Jamaïque), de Haïti et très exceptionnellement des Antilles françaises (Guadeloupe et Martinique). La majorité sont des femmes, mais il y aussi des hommes, notamment originaires de République démocratique du Congo, du Cameroun, d'Angola et même de pays d’Afrique subsaharienne anglophone comme le Nigeria, selon le dermatologue Antoine Petit. Ce dernier, spécialiste de la question, a participé à une campagne initiée par la Mairie de Paris, en 2009, contre ce phénomène.  «Je ne suis pas un grand militant, mais tout ce qui délie la parole autour de ce sujet, sans voyeurisme et sans dénonciation, est bienvenu», indique-t-il.

Il est difficile de quantifier le phénomène dans un pays comme la France.  «Utiliser des produits à but éclaircissant est extrêmement répandu. Mais les patients qui ont des complications médicales à la suite d'une pratique à outrance représentent une petite frange de ces personnes», reprend Antoine Petit. «Entre 25 et 70% des femmes adultes dans les villes de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne francophones utilisent régulièrement des produits éclaircissants. Dans l’enquête des consultantes en dermatologie d’ascendance africaine à Paris, c’est certainement plus de 20% voire plus de 50%, quand on discute vraiment avec elles», ajoute-t-il.  «D’un point de vue phénoménologique, on peut parler d'addiction. On applique ces crèmes pour se sentir bien. Pourtant, les consommateurs en perçoivent les inconvénients et continuent quand même. Ça entre complètement dans la définition simplifiée de l’addiction.»

Les enfants ne sont pas épargnés

Le dermatologue Antoine Petit reconnait avoir également traité des familles entières y compris des enfants : «j’ai eu quelques cas d’enfants dépigmentés à Paris. Les motivations avancées par les parents étaient la pureté, la propreté,  la luminosité. Sans oublier le champ d’interprétation historique, culturel, sociologique et idéologique.» De plus en plus jeunes à rechercher un teint plus clair, peu de femmes osent assumer la consommation de ces produits et les dissimulent dans un recoin de leur salle de bain. Pis, certaines vont jusqu'à verser le contenu de leur produit miracle dans un pot de crème lambda.

C'est le cas de Maeva, 23 ans, une Belge d’origine congolaise qui habite Liège. Elle utilise des crèmes éclaircissantes depuis l'âge de 15 ans. «J'ai acheté toute la gamme de la marque Caroskin. Je me lave le corps avec le savon et j'applique la crème sur mon visage, mon dos, le cou et les pieds tous les matins, raconte-t-elle. Les hommes préfèrent les femmes claires aux femmes trop noires, c'est bien connu. Je me sens plus belle comme ça. J'ai quelques vergetures mais mon corps est encore 'Kpata' (joli, Ndlr.) comme diraient les Ivoiriens», rigole-t-elle. Son amie Christelle fait la moue: «Moi je suis noire, ça veut dire que je ne suis pas belle? Je trouve ça complètement stupide. Pour moi, les gens qui font ça sont complexés et n'ont aucune personnalité», réplique-t-elle.

Des produits d’origine douteuse

Et pourtant, les boutiques de la Chaussée de Louvain à Saint Josse et des Galeries de Matonguè dans la commune d’Ixelles à Bruxelles sont inondés de ces produits venus des pays que les consommatrices elles-mêmes ignorent.

La Parisienne qui papillonne dans la boutique du Boulevard Barbès à Paris, n'en manque pas non plus. «Se sentir belle, c'est le plus important chez une femme, clame fièrement Maeva. « Au début je n'utilisais pas de beurre de karité. Mais la crème commençait à être trop forte, je commençais à avoir des vergetures. En plus, j'ai la peau fragile. Je ne veux pas l’abîmer.» «Comme ça. Pour que mon teint soit normal, plus joli et plus naturel. Quand tu commences tu ne peux pas t'arrêter.» Mais que veut dire un «teint normal, plus joli et plus naturel» chez la femme noire? Ce n’est surement pas une peau décapée, abimée par autant de produits. C’est le vendeur qui se frotte les mains. Il est tout sourire face à cette déferlante de femmes dans sa boutique.  «Vous ne vendez pas la crème Skin Light?», demande une cliente. «Si, répond le vendeur. Mais je ne peux pas vous la donner maintenant. Le produit est au troisième étage. Revenez demain, je vous la descendrai. Il y a des policiers de l'autre côté de la rue.»

Quant on lui pose la question sur la dangerosité des produits décapants, Antoine Petite soupire : «l'emballage de ces produits ne donne aucune information. Les taux d'hydroquinone ou la présence de clobétasol —puissant corticoïde— ne sont pas clairement indiqués et il y a énormément de contrefaçons».

En 2009 et 2010, à l'appel de l'ONG Label Beauté Noire, présidée par Mananga Ossey  Isabelle, l’Afssaps (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) et la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes en France) ont organisé une campagne nationale de contrôle du marché des produits éclaircissants. «Les analyses effectuées sur plus de 160 produits ont mis en évidence des proportions élevées de produits non conformes à la réglementation des produits cosmétiques et dangereux pour la santé, en raison de la présence de substances interdites: environ 30% en 2009 et 40 % en 2010.

La DGCCRF a ensuite engagé des procédures contentieuses pour infractions aux règles de composition et/ou d’étiquetage et procédé à des retraits de produits chez les distributeurs», peut-on lire dans un rapport publié, par la suite, en novembre 2011. «En 2013, on ira dans les grandes villes pour continuer notre campagne de sensibilisation. On organisera des journées de prévention sur les problématiques sanitaires sur l'éclaircissement de la peau mais aussi sur la question du défrisage, souligne Mananga Ossey  Isabelle. Aujourd'hui, la mode est au métissage, devenir un ton plus clair. Mais c'est un sujet qui reste tabou. En parler, puis s'en défaire est encore très compliqué.»

«Noire ébène» contre «noire normale»

Sur les forums Internet, les témoignages de jeunes filles à la recherche de crèmes éclaircissantes abondent:

 «[…] Je suis noire ébène, Sénégalaise et j'ai franchement du mal à supporter mon teint. C'est horrible, je me trouve moche et je ne peux pas me maquiller sans ressembler à un clown. […] Je vis à Marseille et, ici, la plupart de mes amies ont un teint marron ou plus clair. Elles sont noires, mais d'un noir commun et normal. Elles sont belles et se font toujours draguer. Elles sont originaires du Cameroun, de Côte d'Ivoire, des Antilles, de Madagascar, de la Réunion ou des Comores. Elles peuvent se maquiller, mettre du khôl, du blush, mettre des vêtements noirs ou colorés. Et puis j'ai les lèvres rouge sang, mes cheveux ne poussent pas. Je me sens inférieure. Aucun gars ne s'intéresse à moi. J'ai 20 ans et je me sens seule. Mon teint me dégoûte. […] Aidez-moi s'il vous plaît. Je n'ai pas envie d'être blanche mais d'être une “noire normale” pas “grillée” ou “crâmée”. Je vous en prie, ne me jugez pas.»

La dermatologue Khadi Sy Bizet pense que : «ça devient un véritable phénomène de mode et cela, malgré la multitude de complexes qui entourent cette pratique». D'abord la culpabilité, car les femmes ont le sentiment de tourner le dos à ce qu'elles sont réellement. Sans compter l'idée qu'être noir dans ce monde, c'est partir avec un handicap dans la vie.»

En 25 ans de pratique, la dermatologue aura entendu les pires justifications de la part de ses patientes d'origine africaine âgées entre 30 et 50 ans, pour la plupart: «Ça fait sale d'être trop noire» ou encore «il faut se laver le teint pour se trouver un mari.» «Quand sur les couvertures de magazine, les célébrités auxquelles s'identifient les jeunes femmes noires deviennent soudain claires de peau, comment voulez-vous que les mentalités changent?», s'indigne la dermatologue. 

La culpabilité

Birima, aujourd'hui âgée de 44 ans, a utilisé des crèmes éclaircissantes pendant plusieurs années. «J'ai arrêté quand j'ai commencé à avoir des vergetures. Et quand je transpirais, ça sentais mauvais. Je ne pouvais pas me parfumer, car ça me brûlait la peau.». Lors d'un séjour à Dakar, au Sénégal, elle y a rencontré Fati, une amie de son mari qui commençait à perdre la vue à cause du Xeessal. «Elle est presque aveugle aujourd'hui à cause de ça. Ça me choque et quand je vois mon corps abîmé aujourd'hui, ça me fait mal, soupire-t-elle. Je déconseille à toutes les femmes de s'éclaircir la peau.» Ici commencent les sentiments de culpabilité pour les uns et les autres. «Nous ne sommes pas très nombreux à travailler sur ce phénomène, car c'est une question terrible qui nous pousse à faire face à la question raciale, explique le dermatologue Antoine Petit. Pour ma part, je n’ai pas pu m’intéresser à ce sujet sans me poser des questions et sans en apprendre sur l’Histoire. On va forcément au-delà de la simple question esthétique. J'essaye de parvenir à un échange sincère avec mes patients. Mais il est très difficile d'établir un dialogue franc, parce qu’il y a une très grosse somme de culpabilité.»

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