Cameroun, Prof. Charles Binam Bikoi : « L’Afrique dépense 20 mille milliards FCFA à cause de la colonisation alimentaire, en achetant ce qu’elle ne produit pas »
CAMEROUN :: SOCIETE

Cameroun, Prof. Charles Binam Bikoi : « L’Afrique dépense 20 mille milliards FCFA à cause de la colonisation alimentaire, en achetant ce qu’elle ne produit pas » :: CAMEROON

Paroles du secrétaire exécutif du Centre international de recherche et de documentation sur les traditions et les langues africaines (Cerdotola). C’était le 24 mai 2017 à Yaoundé à l’ouverture de l’atelier de lancement du programme Alimentation patrimoniale des Africains (Alipa).

Camer.be vous propose l’essentiel du discours somme toute réformateur du professeur camerounais des universités, au cours d’une cérémonie présidée par Clémentine Ananga Messina la ministre déléguée auprès du ministre de l’Agriculture et du Développement rural qu’assistait Narcisse Mouelle Kombi le ministre des Arts et de la Culture. Les travaux s’achèvent demain vendredi.

L’atelier de lancement d’ALIPA n’est que la première assise d’une série de consultations et d’explorations techniques, scientifiques et institutionnelles qui seront convoquées, à partir d’études sectorielles, pour révéler la pleine mesure du potentiel de l’héritage et du patrimoine culturel – singulièrement du patrimoine ancestral passé en traditions, aux fins de contribuer à la construction de cette Afrique forte et prospère, dite «l’Afrique que nous voulons ».

En effet, l’ALIPA est un maillon d’un ensemble plus large, dont il est utile de rappeler l’architecture générale, une architecture africaine de transformation structurelle des économies et des sociétés de notre continent.Cette nouvelle et novatrice architecture a pour piliers les dimensions sectorielles et fondationnelles des traditions et des langues africaines comme vecteurs d’industrialisation. Elle a été mise en évidence lors du mémorable Colloque International du Cerdotola en 2015 sur la place et le rôle des traditions dans les dynamiques contemporaines d’émergence, rencontre sans précèdent conçue et mise en œuvre en soutien aux politiques d’émergence des pays africains et de l’Union Africaine. Ces travaux ont mis en évidence un certain nombre de traditions dont l’industrialisation pourrait garantir une émergence enracinée : les traditions agroalimentaires, les traditions agro-phyto-pharmaceutiques, les traditions agro-phyto-cosmétiques, et les traditions de l’immatériel.

Or, si développer ces secteurs est déjà en soi porteur de révolution et de transition structurelle du type recherche par les projections d’émergence, force est d’admettre que la productivité maximale dépend de deux facteurs. Le premier est que, dans la perspective de l’enracinement de l’émergence, le patrimoine ne soit pas simplement un facteur de production ou un secteur de l’économie rendue productive de chaque pays, mais qu’il soit le fondement sur lequel viennent éclore, en interfécondation, les fruits des emprunts, comme cela s’est fait chez les grands pays émergents d’Asie. Le deuxième facteur, c’est l’harmonisation de ces pratiques sectorielles et fondationnelles par les pays africains, qui suppose des mutualisations et des cadres de coopération renforcés. Pour ce faire, la clé de voûte de l’édifice n’est autre que le concept stratégique central qui s’est dégagé des résultats les plus probants des travaux de notre Colloque de 2015. C’est l’idée, désormais en mouvement parce que progressivement adoptée par des chefs d’Etat africains, l’idée d’un PACTE Africain de Développement pour l’Emergence par les Traditions, le PADETRA.

Le CERDOTOLA, qui s’emploie a l’impulsion, au plaidoyer et aux incitations à l’effet de faire conclure ce pacte à l’ensemble des pays africains, sait pouvoir compter sur les participants au présent Atelier pour poursuivre cette tâche. Les travaux de l’atelier devraient permettre de nous en convaincre tous. Dans le cadre de cette architecture, ALIPA n’est pas qu’un simple projet, mais un programme phare, appelé à faire tandem avec le Programme dédié aux Systèmes de santé patrimoniaux africains (SYSPA) qui fera l’objet d’un prochain Atelier.

Mesdames, Messieurs,

Nous lançons aujourd’hui l’ALIPA en référence à ce que représente l’alimentation en tant que culture et en tant que patrimoine. Car il ne s’agit pas simplement de se nourrir. Les enjeux sont beaucoup plus grands. La labellisation, la patrimonialisation ouvrent des perspectives de standardisation et de surrentabilisation des pratiques culturelles, de médiatisation des productions, voire de sacralisation ou du moins de protection des process d’élaboration et des pratiques de consommation qui les pérennisent en même temps qu’elles créent des richesses et apportent de la densité et du prestige à la texture identitaire des pays, des peuples et des sociétés productrices ou détentrices du patrimoine identifié. C’est tout l’intérêt des Indications Géographiques. C’est bien aussi ce qui se passe lorsque l’UNESCO patrimonialise la bière belge ou bavaroise, ou encore le grand repas gastronomique français.

L’Afrique a du patrimoine. Elle a des ressources, et elle est un gisement inépuisable de pratiques à patrimonialiser. En matière alimentaire, ces éléments se comptent par milliers. Il s’agit donc de répertorier, de mettre ou remettre en évidence, de sérier, de sélectionner, de privilégier ou d’étager la planification des activités et des projets du programme ALIPA en les distribuant dans le temps et l’espace. C’est le rôle du présent atelier, en ses dimensions scientifiques et techniques, d’œuvrer dans ce sens : baliser la voie et envisager les priorités à l’intention tant des praticiens - acteurs ou opérateurs économiques -que des décideurs, aux prises avec les défis et les opportunités qu’offre le contexte international et global. La Convention de l’UNESCO de 2003 sur le patrimoine culturel immatériel fait partie de ces outils, dont une stratégie africaine cohérente pourra se servir pour densifier, multiplier et imposer la dimension et la valeur symboliques d’ALIPA et du patrimoine alimentaire pour en tirer des bénéfices de toutes sortes.

Telle est la clé pour engendrer et maximiser les gains de compétitivité. Mais la stratégie impose de décider dans l’incertitude et face à l’adversité pour accroître les acquis à partir d’une meilleure connaissance des enjeux. C’est sur ces aspects que, à l’entame des présentes assises, il me semble important de mettre l’accent. A cet effet, j’identifie deux enjeux majeurs qui sont aussi des principes directeurs de la réflexion et de l’action relativement au programme d’ALIPA et à ses visées. Le premier enjeu est la sécurité alimentaire, et le deuxième, la souveraineté alimentaire.

Mesdames et Messieurs,

Les nuances spécieuses n’y font rien. En s’imposant comme la possibilité pour tous et à tout moment de « se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active », la sécurité alimentaire se ramène a la sécurité des approvisionnements en nourriture. En pratique, il importe bien peu que celle-ci satisfasse les besoins et préférences. La preuve en est l’implémentation de la doctrine sous la férule de la haute finance internationale pendant l’ajustement structurel. L’on devait en effet se désintéresser des cultures vivrières qui nourrissent, et privilégier celles de rente qui apportent les fonds nécessaires au service de la dette. Il fallait alors, pour se nourrir, faire confiance au marché pour les approvisionnements, arche dont on sait très bien qu’il ne vise que le profit, nullement la qualité ou les préférences. S’agissant de l’Afrique, tel est bien le cadre privilégiée, voire exclusif, de concrétisation de la sécurité alimentaire.

Or, ce cadre est bien celui de la division internationale du travail qui enferme le continent dans les productions de rente, et en particulier, concernant le domaine alimentaire, dans les cultures de rente. Ce cadre, on le sait, est pour nous porteur non seulement d’insécurité alimentaire, mais d’insécurité tout court. En découle et s’en trouve renforce le grand mal de l’Afrique depuis les esclavages musulmanes et européennes, suivis des conquêtes par les mêmes acteurs. Ce mal c’est l’extraversion, la dépendance vis-à-vis d’un ailleurs-autrui, même pour la satisfaction du besoin le plus élémentaire, le besoin de s’alimenter, ce que l’Africain sait d’ailleurs très bien faire. La sécurité alimentaire en Afrique a en fin de compte renforce l’enfermement de l’Afrique dans la dépendance vis-à-vis de ce qu’elle produit ni ne contrôle, ce qui, s’agissant de l’Afrique, est bien la véritable définition de la pauvreté. Car, celle-ci n’est pas pour nous rareté. Elle est dépendance désorientante.

Dans cette extraversion désorientante, l’on n’est plus surpris que le pain et le blé soient les principaux aliments des villes ; que l’Afrique des villages soit contaminée et dévastée. L’exode rural se révèle alors dans sa dimension catastrophique : là où le monde urbain africain en crise a besoin de se retourner vers le village pour sa régénération, il se voit envahi par les ruraux qui fuient au point de faire courir à l’ensemble du continent et au monde le risque de perdre les savoir-faire alimentaires patrimoniaux. Il nous appartient désormais de retrouver et de reconstruire ce patrimoine.

Il faut sortir de cette situation. Si l’on veut atteindre les stades de développement que nous avons appelés émergence, il faut en sortir. Si nous devons parvenir à construire l’Afrique que nous voulons d’ici 2063, il faut sortir de la forfaiture de la sécurité alimentaire des aujourd’hui. Il s’agit donc de construire, que dis-je, de reconstruire la souveraineté alimentaire africaine par le patrimoine et la patrimonialisation. Car l’Afrique sait se nourrir. Elle a toujours su se nourrir. Et elle n’a pas perdu le patrimoine malgré le recul civilisationnel que lui ont imposé les processus historiques de domination et de spoliation. Elle a encore aujourd’hui la plus grande diversité semencière du monde. En outre, contrairement à ce que l'on voudrait faire accroire, c’est bien son savoir-faire patrimonial en la matière qui est, au moins en partie, responsable de la préservation des terres arables dont elle a encore les meilleures réserves au monde.

Oui, l’Afrique est debout, prête, riche de son patrimoine alimentaire et des savoir-faire associés qui ont survécu. Il est temps qu’elle revienne définir son alimentation par rapport à elle-même.

Mesdames et Messieurs,

Puisque nous sommes en train de lancer un atelier technique et scientifique, permettez-moi de terminer par quelques orientations dont on ne peut faire l’économie. Il s’agit de changer de paradigme et d’opérer un certain nombre de passages transformationnels salutaires reconnus impératifs pour le monde bien au-delà de la seule Afrique.

Il s’agit de s’extirper du régime alimentaire des multinationales pour mettre en place celui des communautés qui prend sa source dans les ressources endogènes ; Il s’agit de passer d’une politique néolibérale réformiste a une vraie politique progressiste ; Il s’agit de dépasser le discours obsédant et obnubilé de l’entrepreneuriat alimentaire et de la ‘‘sécurité alimentaire’’ à celui de la souveraineté alimentaire et de la justice alimentaire ; Il s’agit de subvertir la dépendance au grand capital pour rechercher et trouver des alternatives endogènes viables et saines ; Il s’agit d’abandonner l’orientation centrée sur le seul profit et le pseudo-développementalisme mimétique pour fonder ou mieux, concernant l’Afrique, pour refonder un droit souverain des modes de production et d’accès alimentaires ; Il s’agit de passer d’un modèle de surproduction, de dérégulation, de monopoles, d’unification par modifications génétiques et de reformes timides a un modèle agro écologique privilégiant les coordonnées et pratiques solidaires et symbiotiques d’alimentation comme droit humain un modèle ayant l’autonomie de l’initiative comme principe intangible.

En cela, au CERDOTOLA, nous en sommes persuadés : le PADETRA et ALIPA ont vocation à placer l’Afrique à l’avant-garde du combat mondial pour la soutenabilité et la justice alimentaires, tout en renforçant l’efficacité et la compétitivité à partir des ressources, des sources et des trajectoires passées et à venir propres qui font patrimoine. Ce concept –le PADETRA, base d’un nouveau et robuste Contrat social de Développement, d’une part, ALIPA, ce nouveau programme de recherche opérationnelle, d’autre part, peuvent s’élever rapidement au rang des armes miraculeuses, dont les politiques d’Emergence ont besoin, précisément pour enraciner l’Emergence de l’Afrique.

Que l’Afrique s’extirpe des chaînes du colonialisme alimentaire, tel est notre vœu ; que les Africains retrouvent le goût et la puissance de son patrimoine alimentaire, voilà notre espérance ! Je souhaite qu’en termes d’orientation les résultats de l’atelier international de lancement du Programme Alimentation patrimoniale des Africains – ALIPA - soient autant concrets et pragmatiques que pertinents, collant résolument aux enjeux d’une véritable sécurité par la souveraineté et la justice.

Lire aussi dans la rubrique SOCIETE

Les + récents

partenaire

Vidéo de la semaine

évènement

Vidéo


L'actualité en vidéo