Au Cameroun, la guerre qui enfanta la Françafrique
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Au Cameroun, la guerre qui enfanta la Françafrique :: CAMEROON

Dans les années 1950 et 1960, la France a mené au Cameroun une terrible guerre que les responsables politiques français n’ont jamais voulu reconnaître. Un livre qui revient sur cet épisode historique permet de comprendre le système de la Françafrique toujours en vigueur.

Tous ceux qui veulent en savoir plus sur les origines et le fonctionnement de la Françafrique, annoncée morte par chaque nouveau président français entrant en fonctions, doivent lire La Guerre du Cameroun – L’invention de la Françafrique 1948-1971, sorti ce 13 octobre 2016 aux éditions La Découverte. Ses auteurs, Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, ont déjà publié, en 2011, Kamerun !, chez le même éditeur, qui décryptait pour la première fois avec minutie la sale guerre, longtemps cachée, faite par la France au Cameroun il y a 60 ans.

Ce nouvel ouvrage, préfacé par l’historien camerounais Achille Mbembe, apporte de nouveaux éléments sur cette période charnière des années 1950 et 1960 et se veut surtout beaucoup plus synthétique que le précédent. Il est tout aussi important : il décrit parfaitement la manière dont la France a piégé le Cameroun et plus largement les pays africains qu’elle a autrefois colonisés pour continuer à les contrôler. Si on ne connaît pas cette partie de l’histoire, on ne peut comprendre en profondeur le Cameroun d’aujourd’hui et la relation si particulière que la France entretient toujours avec ses ex-colonies africaines.

Au Cameroun, le piège a pris la forme d’un triple crime, commis par la France. Il y eut d’abord, de 1955 à 1960, cette guerre effroyable menée par le pouvoir français et son armée contre les partisans de l’Union des populations du Cameroun (UPC), parti politique progressiste qui voulait la fin du système d’exploitation coloniale et demandait donc l’indépendance. Pendant ces années cauchemardesques pour les Camerounais, la « doctrine de la guerre contre-subversive » a été consciencieusement appliquée par les militaires français. Des dizaines de milliers de personnes ont été assassinées, dont le secrétaire général de l’UPC, Ruben Um Nyobè, personnalité exceptionnelle qui fut, selon Mbembe, « le premier intellectuel camerounais moderne dans le sens où c’est lui qui, le premier, pensa de manière critique les conditions d’émergence d’un sujet libre dans cette partie de notre monde ».

Ensuite, il y eut, le 1er janvier 1960, l'octroi au Cameroun par la France d'une indépendance fictive, avec l’installation, à Yaoundé, d’un pouvoir inféodé à Paris, et avec la signature « d’accords de coopération », donnant à l’ex-métropole des conditions très avantageuses pour continuer à profiter des richesses du Cameroun et maintenant le pays sous tutelle monétaire, économique, sécuritaire et politique. Commandée et formée par des officiers français, l’armée camerounaise a continué, jusqu’en 1971, à traquer, torturer et tuer les membres et sympathisants de l’UPC, appelés « upécistes », toujours en lutte pour une véritable indépendance. Un rapport confidentiel britannique retrouvé par les auteurs de La Guerre du Cameroun évoque la « bestialité » des méthodes françaises de cette époque.

Enfin, le troisième acte du crime fut le grand silence imposé par Paris et Yaoundé sur cette longue guerre française au Cameroun et son épilogue : tout a été fait pour effacer des mémoires les idéaux de l’UPC, ainsi que le souvenir d’Um Nyobè (la seule évocation de son nom a été pendant plusieurs décennies un motif d’emprisonnement), et pour recouvrir d’un voile opaque les massacres commis par la France, tout en entretenant l’illusion d’un Cameroun indépendant.

C’est ce triple crime qui a abouti à la mise en place de la Françafrique, « ce système singulier de gouvernance néocoloniale qui permet à un très petit nombre de responsables français en collusion avec une poignée de dirigeants africains de contrôler à distance et à moindres frais ce que le théoricien de la stratégie contre-subversive Charles Lacheroy qualifiera dans ses Mémoires d’“États têtards” : des États dotés d’une grosse tête, une classe dirigeante repue, et d’un corps étriqué, les peuples “sous-développés” prisonniers d’un système qui les maintient sous la domination de leur ancienne métropole », écrivent Deltombe, Domergue et Tatsitsa.

Un document rédigé en 1963 par l’ambassade du Royaume-Uni au Cameroun et reproduit dans La Guerre du Cameroun explique : « Les Français ont, avec un remarquable succès, exorcisé l’état d’esprit nationaliste en accordant l’indépendance politique, tout en continuant à tirer toutes les ficelles du pouvoir. Les décisions politiques, bien que prises par des Camerounais, continuent de refléter la dépendance presque totale du pays envers la France, sur les plans économique, financier, commercial, culturel et militaire. »

Le Cameroun a par la suite servi « d’étalon et d’inspiration » à la France pour la gestion de ses autres colonies africaines : « Les hommes qui ont servi à réprimer les upécistes (…) dans les années 1957-1961 font largement “profiter” de leur expérience camerounaise les pays où ils poursuivent leurs carrières de coopérants », relève La Guerre du Cameroun. Paris a aussi imposé les « accords de coopération » signés par le premier président camerounais, Ahmadou Ahidjo, aux autres colonies. « On donne l’indépendance à condition que l’État, une fois indépendant, s’engage à respecter les accords de coopération. (…) L’un ne va pas sans l’autre », a ainsi précisé, en juillet 1960, le premier ministre français, Michel Debré, dans une lettre au président du Gabon, Léon Mba.

Depuis, cet édifice néocolonial conçu au Cameroun n’a jamais été bouleversé : dans les pays concernés, il n’y a eu aucun événement majeur pour le remettre en cause et ceux qui ont tenté de le contester ont été, les uns après les autres, éliminés ou écartés.

Au Cameroun, le pouvoir actuel, incarné par le président Paul Biya depuis 1982, est par conséquent le prolongement de celui installé par la France en 1960. Il se maintient sans grande difficulté : les quinze années de guerre contre l’UPC et le climat de peur permanente qui a prévalu les deux décennies suivantes ont eu un effet anesthésiant durable. Ceux qui ont vécu cette époque ont fortement déconseillé aux générations suivantes de se mêler de politique. La stratégie de l’oubli imposé a de plus bien fonctionné : « La terreur a tétanisé les populations qui ont perdu la mémoire des événements de ces années 1950 et 1960 et n’ont plus jamais voulu en entendre parler », dit à Mediapart un père de famille, né dans les années 1960. « Les jeunes Camerounais d’aujourd’hui, ceux de 15-25 ans et plus, ne savent rien ou pratiquement rien, dans leur grande majorité, de cette guerre de la France de De Gaulle contre les upécistes. Et c’est là, après leur écrasement militaire, le côté le plus amer de l’élimination de la scène politique des nationalistes révolutionnaires de l’UPC », selon Théophile Nono, secrétaire général d’un collectif, Mémoire 60, qui tente justement, depuis 2009, de redonner la mémoire aux Camerounais. La situation est d’autant plus compliquée que ceux, rares, qui savent encore et qui ont osé transmettre à leurs enfants quelques bribes de leur histoire tragique et de leurs souffrances, ont cessé d’espérer un avenir meilleur pour leur pays et ne parlent plus : « Les parents qui, il y a deux décennies encore, nous comptaient les exploits de l’UPC ne le font plus, convaincus que tout est fini », regrette Théophile Nono. Pour lui, l'une des conséquences les plus graves de la guerre de la France est la « propension des Camerounais à préférer se coucher devant l’ordre injuste et l’injustice ».

Les esprits lucides savent que rien ne s’arrangera tant que la France n’aura pas reconnu ses crimes

Cependant, si la France a remporté la guerre contre l’UPC, elle n’a, dans le fond, pas gagné : depuis les années 1950, elle est profondément exécrée par les Camerounais et le phénomène va en s'aggravant, menaçant son avenir au Cameroun. Ce dernier est même le pays d’Afrique où le ressentiment contre la France est le plus fort et le plus évident : si la mémoire des événements des années 1950 et 1960 a été méthodiquement enfouie, elle est toujours présente dans le subconscient collectif. Aujourd’hui, « les jeunes ne savent pas ce qui s’est passé autrefois. Mais ils détestent les Français. Ils ne savent pas pourquoi, mais ils les détestent », observe un responsable de la société civile camerounaise.  

Le président Biya lui-même est visiblement conscient de cette réalité. Et il n’a pas hésité à l’instrumentaliser dans le cadre d’un bras de fer qui l’oppose à la France depuis quelques années. À la fin d’un discours à la « jeunesse », début 2014, il a expliqué : « Je voudrais qu’ensemble nous nous reportions cinquante ou soixante ans en arrière. C’est de l’Histoire, me direz-vous. Certes, mais nous n’en avons peut-être pas tiré toutes les leçons. À cette époque troublée, ceux qui rêvaient de l’indépendance et de l’unité nationale étaient des jeunes comme vous. Ils différaient sur bien des points : l’idéologie, le parti, la stratégie, la tactique. Mais l’objectif était clair : la liberté. Et beaucoup se sont engagés dans ce combat, au  péril de leur vie. » Aux autorités françaises de comprendre le message subliminal ainsi délivré par le chef de l’État, qui jusque-là n’avait quasiment jamais fait référence à ce passé : « Si la France tente de m’écarter du pouvoir, je mobiliserai la fibre nationaliste et anti-française des Camerounais contre elle. »

Au Cameroun, les esprits lucides savent que rien ne s’arrangera tant que la France n’aura pas reconnu ses crimes. Pour Mémoire 60, elle doit demander « pardon pour avoir privé le Cameroun de son droit légitime à l’indépendance et versé tant de sang pour y parvenir », rendre accessibles « toutes les archives sans exception sur ses actes et faits [politiques et militaires] au Cameroun de 1948 à 1970 », appuyer la recherche et la connaissance « de la vérité sur tous les aspects cachés du conflit dans un souci de justice envers les dizaines de milliers de victimes », dédommager financièrement les « victimes recensées de la guerre et de la répression policière ou leurs familles ».

De telles mesures se sont déjà vues ailleurs, notamment en Grande-Bretagne : à l’issue d’un procès intenté par des citoyens kényans, la Haute cour de justice britannique a condamné, en 2013, l’État à indemniser plus de 5 000 victimes de la sanglante répression, par les forces armées britanniques, de la révolte des Mau Mau, au Kenya, dans les années 1950. La Grande-Bretagne a aussi ouvert ses archives sur cette période, financé l’érection d’un mémorial au Kenya et a présenté des excuses publiques. Les victimes ont évidemment dû mener une longue bataille judiciaire pour obtenir ce résultat : le gouvernement britannique a fait de la résistance et il a fallu trouver les arguments juridiques pour faire lever le délai de prescription.

En France, on est encore très loin de voir se réaliser ce scénario. Les autorités françaises n'ont jusqu’à présent pas reconnu qu'il y avait eu guerre au Cameroun. En 2009, le premier ministre français, François Fillon, de passage à Yaoundé, s’est même permis de dire à des journalistes camerounais l’interrogeant sur la question : « Je dénie absolument que des forces françaises aient participé, en quoi que ce soit, à des assassinats au Cameroun. Tout cela, c’est de la pure invention ! »

Six ans plus tard, en juillet 2015, le président François Hollande a tenu un discours un peu différent, lors d’une brève visite au Cameroun : « C’est vrai qu’il y a eu des épisodes extrêmement tourmentés et tragiques même, puisque, après l’indépendance, il y a eu une répression en Sanaga-Maritime, au pays Bamiléké. Et nous sommes, comme je l’ai fait partout, ouverts pour que les livres d’histoire puissent être ouverts et les archives aussi », a-t-il déclaré devant des journalistes et son homologue, Paul Biya. La phrase était mal dite, vague et en partie fausse. Hollande est tout de même devenu, en la prononçant, le premier officiel français à reconnaître que la France a été impliquée dans des événements violents au Cameroun.

Mais sa déclaration n’a pas la valeur d’une reconnaissance officielle et, peu avant qu’il ne s’exprime, un rapport publié par la commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale sur l’Afrique francophone a montré à quel point le niveau de compréhension des responsables français est déplorable. Si les parlementaires auteurs de ce document constatent que « la France fait actuellement les frais de campagnes de presse étonnamment agressives » au Cameroun, ils se montrent en effet complètement incapables d’en identifier les causes : ils ne font allusion à la guerre contre l’UPC que de manière vague dans une note de bas de page. « À écouter Mathias Owona Nguini [un universitaire camerounais questionné par les députés – ndlr], c’est en fait depuis l’indépendance que le rapport avec la France est compliqué et conflictuel, et tant que le Cameroun n’aura pas réussi à dépassionner cet épisode, cet amour-haine sera difficile à combattre. L’idée est encore présente aujourd'hui de l’usurpation du pouvoir par la France au moment de l’indépendance », écrivent nos députés, illustrant ainsi en deux phrases l’idiotie, l’inconscience et la suffisance des responsables français que les Camerounais supportent de plus en plus difficilement.

Le Cameroun n’est pas un cas isolé : la France est d’une manière générale peu encline à regarder en face ses crimes coloniaux et à les reconnaître. « Lorsqu’on compare la situation française avec celle d’autres pays, on s’aperçoit que la France n’est pas le phare qui illumine le monde, mais qu’elle est extrêmement en retard sur cette question. Car non seulement, il n’y a ni reconnaissance officielle, ni réparations, mais en plus on assiste à une réhabilitation du passé colonial. Il faut rappeler cette singularité française qu’est la loi, jamais abrogée, du 23 février 2005, sanctionnant une interprétation positive du passé colonial de la France, souligne l’historien Olivier Le Cour Grandmaison. Et les choses ne vont pas en s’améliorant, comme le montre la déclaration de François Fillon » de septembre 2016 présentant la colonisation française comme un « partage de culture ».

La voie judiciaire peut, pour l’instant, difficilement amener les responsables politiques et l’ensemble de la société française à changer leur regard et leurs positions : le code pénal français adopté en 1994 reconnaît les crimes contre l’humanité et les dit imprescriptibles, mais la Cour de cassation a jugé qu’il ne pouvait pas s’appliquer à des faits antérieurs à son entrée en vigueur, suivant ainsi la volonté du pouvoir politique de bloquer toute possibilité de poursuivre l'Etat français pour des crimes coloniaux. Pour faire évoluer cette jurisprudence, il faudrait que des victimes de massacres commis par l’armée coloniale française, par exemple, déposent de nouvelles plaintes devant les juridictions françaises, quitte, en cas d’échec, à saisir ensuite la Cour européenne des droits de l’homme. La Cour pénale internationale (CPI), elle, ne peut poursuivre que les crimes contre l’humanité commis après sa création, donc après 2002.

Si la France admet un jour ce qu’elle a fait au Cameroun, cela ne sera, bien sûr, pas suffisant : elle doit aussi mettre un terme au système de pensée et de gestion qu’est la Françafrique, enfanté par son triple crime camerounais. Un fils d’upéciste résume ainsi la situation : « La France doit réparer le préjudice, financièrement et moralement. Et cesser de considérer le Cameroun comme une de ses préfectures. » Théophile Nono est du même avis : l’État français « doit s’engager à stopper une fois pour toutes sa politique néocoloniale grossière vis-à-vis du Cameroun et de l’Afrique. Sans une saine acceptation de ces différents principes, il ne fait aucun doute que le sentiment anti-français, plus tenace au Cameroun que partout ailleurs en Afrique subsaharienne, ne va cesser de grossir pour devenir demain une véritable bombe explosive contre la France. On l’aura pourtant vu venir ! »

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