MOHAMMED ALI : le corps, la parole et la boxe au service de la condition humaine
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Malgré les scandales financiers et le dopage qui le gangrènent, le monde du sport pullule de talents extraordinaires dans toutes ses disciplines. Mais, très souvent, après avoir brandi des trophées et aligné plusieurs zéros dans son compte en banque, de nombreux champions sont transparents et sans envergure politique parce que sans prise de parole publique, sans un mot plus haut que l’autre, et sans un supplément d’âme capable de soutenir un engagement au service d’un combat au-delà de leur tour d’ivoire.

Ceux-là, à coup sûr, font de grosses carrières sportives et sortent leur famille de la pauvreté. Leurs talents sont reconnus par leurs pairs et peut-être même par le monde entier. Quand ils viennent à nous quitter, le monde se souvient de leurs statistiques via un éloge funèbre riche en exploits sportifs mais ô combien pauvre de combats sociétaux et d’engagements pour un monde meilleur. Aussitôt, la gloire étant frivole et la nature ayant horreur du vide, une autre star du sport les remplace sur les affiches publicitaires, les pages de journaux, les ondes radiophoniques et les écrans de télévisions. Ils gagnent en gloire le temps de leur vie mais ne pèseront pas historiquement et politiquement sur le temps du monde.

* Mohammed Ali a pesé sur son temps, le temps du monde et ses problèmes

Existe-t-il un homme avec des idées, des valeurs, des douleurs et des choses à dire derrière le sportif ? Cette question que nous pouvons nous poser au quotidien par rapport à de multiples grands champions de ce monde, est sans objet pour Mohammed Ali. Ce dernier n’a jamais été un simple boxeur isolé dans sa performance de boxeur. Dans le ring et hors du ring, Ali a démontré qu’on pouvait apporter beaucoup au monde quelle que soit sa spécialisation, quel que soit l’endroit où son se trouve, et quels que soient ses moyens d’action. Certes le monde se souvient et pleure un artiste de la boxe. Celui qui, grâce à sa technique du danseur, à son jeu de jambe extraordinaire et à sa rapidité d’exécution légendaire pour un poids lourd, a fait vibrer les amoureux du noble art en mettant au tapis des hommes plus puissants physiquement que lui. Mais le Monde mesure surtout la perte qui est la sienne car si une star de la boxe remplace facilement une autre, ce qu’Ali a fait pour la condition humaine avec la boxe et en dehors de la boxe est unique et irremplaçable.

Dans une Amérique engluée durablement et profondément dans le racisme et une racialisation de l’accès à certains droits, Mohammed Ali a mis son corps et sa parole au service de la dignité humaine. Le corps, nous le dit Michel Foucault, est l’instance où se matérialise le pouvoir et les aspérités de la vie. En bougeant comme un papillon et en piquant comme une abeille d’un coin du ring à un autre, Ali n’a pas seulement donné le tournis à ses adversaires. Il n’a pas seulement gagné sa vie en distribuant les KO. Poings fermés, garde basse, le regard haut, l’esquive maîtrisée, le corps en sueur, bouche ouverte et dentier à découvert, Mohammed Ali a donné et reçu des coups pour faire de son corps un instrument de combat politique. Il fallait avoir du cran et du répondant pour le faire dans cette Amérique-là où les Afro-Américains ne comptaient que dalle. Il fallait être habité de valeurs solides et non négociables pour risquer son gagne-pain par des prises de position fortes et publiques.

* Mohammed Ali n’a pas reculé pour dénoncer le racisme, même sa médaille olympique y est passée

Balancer sa médaille olympique dans un fleuve lorsque certains en font des reliques sacrées exposées en vitrine inaccessibles, est le signe que ce qui nous habite va au-delà des apparences, de la gloire personnelle et du matériel. Il a tout perdu à un moment de sa carrière, titre et argent mais a tout gagné moralement et éthiquement en faisant de la prison pour avoir refusé de combattre au Viêt-Nam. De tels hommes manquent au monde et à la société qu’il faut protéger. Des hommes qui ont déjà trouvé ce pourquoi ils peuvent se sacrifier ne courent pas les rue. Des hommes qui assument des valeurs et ont de la suite dans leurs idées ne sont pas légion dans le monde du sport professionnel. Ali avait créé un nouvel espace public et politique constitué du show médiatique d’avant-combat, du combat proprement dit et du show médiatique d’après-combat. Son génial instinct politique a ainsi mis son extraordinaire talent de la boxe et de la parole au service de la lutte pour les droits civiques en transformant le ring en espace public. La parole publique d’Ali était en effet un autre instrument au service de l’action politique contre le racisme. Ali parlait beaucoup avant le combat à la fois pour dérouter ses adversaires en dévoilant ouvertement quelle serait sa stratégie de combat, aux journalistes pour faire passer des messages forts sur la société américaine de cette époque-là, et à lui-même pour se donner du cran et se convaincre qu’il était le meilleur.

Que se passait-il au Viêt-Nam si ce n’est, d’après Von Clausewitz, la politique continuée par d’autres moyens ? Qu’est-ce qu’un combat de boxe si n’est une guerre en miniature ? Qu’avait fait Ali si ce n’est du refus de combattre les Viêt-Cong, un combustible politique pour son combat au service des droits civiques des Afro-américains ?

Le corps d’Ali et ses paroles ont incarné la politique comme guerre continué par d’autres moyens. Sa sueur a coulé pour la dignité humaine. Les coups pris et ceux assénés étaient des bouteilles à la mer. Ali a incarné la vérité que le corps et la parole engagés donnent du politique et de la politique. Il a fait du ring un lieu de combat pour la dignité humaine avec une extrême lucidité lorsqu’il dit : « la boxe ce sont des hommes blancs qui viennent voir des hommes noirs se battre ».

* Ali, le corps, la parole et l’énergie des autres : Ali Boma Yé !

Ali mettait ses adversaires KO de façon déconcertante pas uniquement grâce à sa technique phénoménale, à son jeu de jambe déroutant, à son agilité féline et à son talent de puncheur. Il le faisait aussi en mettant le public de son côté via une maîtrise de l’art de la parole et de la mobilisation des foules pour de grandes causes. Ali ce n’était pas seulement sa parole et son corps au service de son engagement politique et spirituel. C’était aussi le corps et la parole des autres, ceux du public au sens large de population et au sens restreint de ceux qui assistent à un combat de boxe. Le KO infligé par Mohammed Ali était donc à chaque fois un double KO permanent pour ses détracteurs et ses adversaires. Ces derniers étaient déjà KO dans les débats d’avant-combat, ils étaient KO pendant le combat via leur poulain ridiculisé par Ali, et ils étaient KO après le combat lorsqu’Ali assurait le service après-vente de sa victoire en vantant ses mérites.

En conséquence, une des caractéristiques du talent de Mohammed Ali a été de capter en sa faveur l’énergie du public avant les combats et de s’en nourrir, de faire de ce public son allié pendant le combat et de prendre à témoin le même public après le combat pour lui dire qu’il vient de réaliser ce qu’il avait promis. Autrement dit, dans un ring transformé en espace public par Ali, ses adversaires ne combattaient pas que contre lui. Ils avaient aussi pour adversaires le public qu’Ali avait mis dans sa poche par son discours et les causes qu’il défendait. Ils avaient aussi contre eux l’énergie dudit public dont se nourrissait Ali. Du coup la motivation

d’Ali n’était pas uniquement celle de gagner un simple combat de boxe, mais surtout celle de gagner le combat politique au service des siens et de la défense de l’égalité entre les hommes.

En RDC alors Zaïre à l’époque Mobutu, Mohammed Ali a construit politiquement son discours et sa victoire. Non seulement il était adulé et populaire en Afrique via ses prises de position politique, mais aussi il déclara dès son arrivée qu’il était chez lui en Afrique et qu’il allait combattre pour son peuple, les Africains. Georges Foreman qui était plus foncé de peau, plus jeune, champion du monde en titre, et plus costaud physiquement que lui avait déjà perdu le combat à ce niveau symbolique et politique. C’est en courant le long des rues de Kinshasa et en causant avec les populations zaïroises le long des rues des quartiers pauvres qu’est née une symbiose de laquelle la rue zaïroise et son peuple ont accouché du slogan « Ali Boma Yé », soit « Ali tue-le ! » en Lingala.

« Qu’est-ce que tu vas faire ? Je vais danser » se disait Ali à lui-même dans son vestiaire quelque secondes avant le combat contre Georges Foreman alors que même son propre camp se disait qu’il allait se faire massacrer par big Georges au sommet de son art. Ali avait gagné ce combat en faisant appel à l’énergie du public africain en scandant lui-même, à des moments difficiles, « Ali Boma Yé ! » pour recevoir dudit public un « Boma Yé ! » qui a décuplé ses forces et son courage face au monstre physique et de puissance qu’a été Georges Foreman. Ali a même pris la couleur locale en consultant un marabout africain, celui de Mobutu qui lui avait prédit la victoire…

Nous pouvons épiloguer sur Mobutu, sa dictature sanglante et son financement de ce combat malgré la misère locale, mais on parle encore aujourd’hui de « The Rumble in the Jungle », cette jungle africaine du bois sacré initiatique.

Ali a prouvé qu’être un noir n’était pas qu’une question de couleur de peau. C’était une condition au monde qui donne des droits et des devoirs particuliers pour améliorer cette condition. Il a amplement rempli ses devoirs. A la postérité maintenant de lui rendre ce qu’il mérite. Paix à son âme.

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